Quand la ville s'enfriche

Extrait de la thèse de Sarah Dubeaux "Les utilisations intermédiaires des espaces vacants dans les villes en décroissance Transferts et transférabilité entre l’Allemagne et la France" sur les origines des friches urbaines, leur développement dans nos villes et comment nous les percevons aujourd'hui.

Quand la ville s'enfriche

À l’origine de la friche urbaine

Le terme de friche urbaine est relativement récent puisqu’il n’apparaît qu’au XIXème siècle. À l’origine, il appartient à un tout autre univers. En effet, il vient d’abord du monde rural et agricole avec un sens positif. Apparu au XIIIème siècle, il est apparemment rattaché avant tout au néerlandais et à son emploi avec le mot lant, terre, et désigne « la terre gagnée sur la mer grâce aux digues et destinée aux cultures ». Le terme est donc clairement rattaché aux processus de défrichages du Moyen Âge et donc de gain d’espaces. Mais la friche est alors aussi « une terre qu’on laisse reposer » ; le mot recouvre également cet instant et état de repos qui sera plus tard désigné par le terme de jachère.

Ce n’est qu’au courant du XVème siècle que le mot prend un aspect plus négatif, celui « de ce que l’on laisse sans soin » au sens propre ou figuré, marquant donc un moment de déprise, un moment d’abandon et de délaissement qui a lieu dans le monde rural et agricole. Il est intéressant de noter ici que le XVème siècle est marqué par de grandes mutations concernant la population et donc de rapport à l’espace. La meurtrière Guerre de Cent Ans (1337-1453) prend en effet le relais de la Grande Peste (1348) et laisse une Europe dévastée et dépeuplée. L’évolution du terme se fait donc dans un contexte difficile de déprise agricole et d’abandon des terres. Il peut être lié à l’idée d’une perte de dynamisme au sein du monde agricole.

Le rattachement à un processus urbain est bien plus tardif puisque l’expression de « friche urbaine » n’apparaît que durant la 2ème moitié du XIXème siècle. Cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agit d’un objet nouveau, la friche est en fait une entité essentielle dans le rythme urbain. Claude Chaline (1999) montre en effet que la friche appartient à une dynamique normale voire banale de la ville et de sa régularisation. La ville s’est toujours construite avec des changements de fonctions des espaces, changements qui s’accompagnent d’un temps de vacance plus ou moins long entre les deux usages. Le bâti (ou l’espace) et la fonction sont deux entités différentes dont les rythmes ne sont pas toujours synchronisés ce qui explique des décalages, des évolutions, des changements de fonctions plus ou moins brutaux. Ces mutations peuvent être issues de changements radicaux dans la société, changements alors esthétiquement plus visibles et plus faciles à appréhender historiquement. La Révolution française, en bouleversant la société, a par exemple transformé un type de rapport à l’espace induisant des mutations fonctionnelles voire des friches. Un grand nombre de domaines royaux ou du clergé ont ainsi connu des moments de flottement, d’incertitude et de vacance, caractéristiques d’une friche (Janin et Andres, 2008). Même si ces changements peuvent aussi concerner de plus petits espaces, dans des contextes historiquement moins marquants qu’il nous est aujourd’hui difficile d’appréhender, il est évident que la friche fait partie de la ville mais qu’elle est longtemps passée inaperçue. C. Chaline émet l’hypothèse que ces friches auraient été rapidement régularisées :

« si les transformations affectant le contenu sont modérées et étalées dans le temps, il y aura passage progressif d’un état d’équilibre à un autre par le jeu de multiples microprocessus de transformations et de réadaptations (...) de tels mécanismes régulateurs ont perduré et se sont intensifiés jusqu’à l’époque contemporaine » (Chaline, 1999, 7).

Cette hypothèse est étayée par l’analyse des années 1970 que faisait en 1991 un chargé de mission à la DATAR, Julien Guisti :

« la préoccupation principale était de reconstituer à l'identique les entreprises économiques devenues obsolètes ou de reconstruire les logements dégradés. À partir des années 80 le marché ne pouvait plus absorber spontanément le stock de friches. La crise devenait visible. On changeait de dimension. » (DATAR, 1991, 5)

Les années 1980; la prolifération des friches industrielles, des symboles de déprise

La prise de conscience de l’existence de friches urbaines émerge à un moment où les friches se multiplient et leur durée s’allonge au gré d’une désindustrialisation de plus en plus galopante, entraînant, selon C. Raffestin (2012), à la fois des friches architecturales attachées à des questions de régulation mais également un travail en friche, défini comme « une friche fonctionnelle sans espoir ». D’importants rapports paraissent, en particulier celui de la DATAR de 1986 mené par l’ingénieur J.-P. Lacaze. En estimant le stock de friches industrielles à 20 000 hectares en France ce rapport fait office de sonnette d’alarme. Les espaces ciblés sont toutefois très localisés, le rapport recensant 10 000 hectares dans le Nord-Pas-de-Calais, 2 500 en Lorraine, 1 000 en Île de France, et 450 en Rhône Alpes, laissant de côté d’autres espaces industriels pourtant en décrochage comme ceux de la Haute-Normandie. Au contraire, la région Nord-Pas-de-Calais sort particulièrement du lot ; déjà à cette époque, la région est considérée comme une pionnière, pour ses capacités d’interpellation de l’État sur la problématique (L. Allouche in Lacaze, 1986). Ce rapport Lacaze marque le commencement d’une politique de réhabilitation des friches industrielles à l’échelle nationale, avec la création, sous le gouvernement Rocard de 1988 à 1991, d’un ministre délégué chargé de l’aménagement du territoire et des reconversions. Il s’agira de Jacques Chérèque. Sont alors mis en place un certain nombre de financements européens et nationaux comme le PACT, en particulier le PACT urbain de l’Arc Nord-Est, et des contrats de plan État-Région s’étendant dans un premier temps de 1989 à 1993 et soutenus par des financements européens via des fonds FEDER. Sont également renforcés les prérogatives de certains organismes, les établissements publics foncier d’État (EPF), ce qui permet de pallier le manque d’ingénierie et de moyens financiers des collectivités locales encore insuffisants au lendemain des lois Deferre. Ainsi, dans les années 1980, les pionnières que sont les EPF de Normandie (EPFN) et de Lorraine (EPML, aujourd’hui EPFL) prennent pour mission la requalification des friches alors qu’elles étaient destinées au départ à la constitution de grandes réserves foncières dans le cadre des SDAU. Par la suite d’autres EPF sont créés sur le territoire français, en particulier dans le Nord-Pas de Calais (1990) et dans les départements de la Loire et de la Drôme (l’EPF Ouest Rhône-Alpes, EPORA, en 1998), ce qui porte leur nombre actuel à 10 EPF.

Les friches mises en lumière dans les années 1980 sont avant tout industrielles. À l’amorce d’une désindustrialisation massive, elles sont autant de symptômes d’une douloureuse transition territoriale, économique et sociale. Elles sont considérées comme les symboles d’une déprise, considérations dont on retrouve aisément des traces dans le discours du ministre délégué, Jacques Chérèque, qui oppose la friche et sa reconversion ;

« Carcasses d'usines, ferrailles, terrains vagues constituent une image négative, une "blessure". Au contraire, la conversion d'une friche provoque souvent une mobilisation, capable de créer une dynamique de développement. C'est l'objectif qu'ont poursuivi, avec constance, l'État et les collectivités locales depuis la mise en œuvre en 1986 d'une politique systématique de réhabilitation des friches industrielles. » (DATAR, 1991, 3)

Les mesures prises ont bien pour objectif d’éradiquer ces espaces par le biais de reconversions systématiques comme l’illustre la suite de son discours ;

« Et maintenant ? Il faut d'abord poursuivre la suppression du stock de 20 000 hectares de friches. Il est déjà largement entamé, mais il se reconstitue chaque jour, pour partie. C'est une course de vitesse. Il ne faut pas relâcher l'effort (...) Supprimer une friche, c'est se donner une marge de liberté pour l'avenir. » (DATAR, 1991, 4)

Toutefois, la reconversion ne signifie pas pour autant réindustrialisation ou reconversion économique systématique. Les difficultés rencontrées pour préserver voire maintenir un nombre d’emplois stables restent dans toutes les consciences. Une autre technique de reconversion est alors particulièrement mise au premier plan notamment par l’EPML. Il s’agit du pré-verdissement, technique qui insiste déjà sur l’importance du cadre de vie dans la reconversion :

« L'objectif de requalification paysagère arrive largement en tête avec 58 % des nouvelles vocations. Il faut souligner ce fait nouveau : en 84-86, les objectifs d'activités économiques étaient nettement prioritaires. La réussite des programmes de pré-verdissement de l'Établissement Public Foncier de la Métropole Lorraine a fait passer au second rang l'objectif de réindustrialisation systématique. On comprend bien cette finalité économique ardemment poursuivie par tous les partenaires. Il importe cependant de démarrer tout de suite, sans attendre l'arrivée de nouveaux emplois, des programmes de pré-verdissement et de requalification du cadre de vie pour supprimer les effets repoussoir et justement attirer de nouveaux entrepreneurs. » (DATAR, 1991, 11)

Cette image de la friche comme symbole de déprise et d’abandon reste toutefois tenace et largement partagée ; elle est visible dans la définition qu’en donne un des techniciens de l’EPML quelques années plus tard :

« un terrain anciennement utilisé pour l'industrie et tellement dégradé par son usage antérieur qu'il ne peut plus être utilisé sans transformation et nettoyage. » (DATAR, 1991, 8)

On retrouve déjà ici et de manière évidente, l’idée que la friche est liée à un état d’insalubrité et de dégradation. Ce n’est ni le régime urbain, ni le système économique, ni même l’action publique qui peuvent ici être à l’origine des friches mais les (médiocres) qualités intrinsèques du site. Le célèbre ouvrage du journaliste et essayiste Eric Fottorino insiste également sur la déprise qui caractérise les friches, les opposant au monde ordonné voire civilisé. Il élargit la problématique à l’ensemble de la société, dépeignant ainsi un avenir particulièrement sombre ;

« La France en friche ! L’image déplaît à notre société civilisée, qui, siècle après siècle, dans chaque intervalle laissé par les guerres, s’est évertuée à défricher. Habitué à ses paysages humanisés, à l’ordre éternel des champs, l’Hexagone n’ose plus se regarder en face, de peur de se découvrir de bien curieuses rides. La France se désertifie autant qu’elle se défigure. Aux friches industrielles d’hier s’accolent les friches rurales et humaines du IIIe millénaire. La Lozère n’est plus seule à avoir les traits défaits d’un no man’s land. Il faut regarder le Nord-Pas-de-Calais, les terrils abandonnés par les mineurs – ceux qui chauffaient le monde – surplombant les terres sans paysans qui ne nourriront plus personne. » (Fottorino, 1989, 13)

Il est intéressant de noter par ailleurs le chemin inverse pris par le mot, la friche industrielle devant engendrer la « friche rurale » qui est pourtant à son origine étymologique. (...) les friches ne sont alors considérées comme des objets en tant que telles. Elles sont vues par leurs fonctions antérieures, souvent regroupées largement sous le qualificatif « d’industrielles », mais également de ferroviaires ou de portuaires, dans une logique de catégorisation des espaces. Progressivement, ces friches sont aussi analysées dans leurs perspectives de reconversion, dans leur projection sur un temps futur, mettant de côté leurs connotations exclusivement négatives. Ainsi, Serge Hervé du groupe immobilier Auguste-Thouard déclarait ;

« On a écrit récemment : "Toute friche est une chance". Afin d'échapper à un statut foncier découlant d'un usage ancien le plus souvent industriel ainsi qu'à un vocable quelque peu pénalisant, toute "friche" doit être avant tout considérée comme un espace vacant susceptible de faire l'objet d'une valorisation. Cette valorisation doit s'imaginer, sans tabous ni préjugés, dans l'intérêt conjoint et réciproquement accepté du propriétaire foncier et de la collectivité locale. Le traitement d'une "friche" a pour point de départ la réalisation d'études de marchés portant sur l'ensemble des produits immobiliers (locaux d'entreprises, logements...) susceptibles, au cours des années à venir, d'être développés sur le site. » (DATAR, 1991, 20)

Dans la remise en cause de la friche comme symbole de déprise, émergent ici également les friches dites culturelles. La connotation négative de la friche est ainsi mise à distance, soit par la remise en cause du terme, l’affiliant à toute la problématique émergente du patrimoine et du recyclage urbain, soit par la remise en cause de son bagage imaginaire.

Les friches culturelles, entre patrimonialisation et créativité

Dans le rapport de la DATAR portant sur la réhabilitation des friches industrielles paru en 1991, l’architecte Philippe Robert critique le terme de friche industrielle mettant plutôt l’accent sur leurs qualités architecturales, patrimoniales et donc identitaires ainsi que sur la réutilisation possible de ces lieux ;

« Le terme de "friche industrielle" est aujourd’hui communément utilisé, et il paraît difficile de le remettre en cause. Il traduit mal cependant le potentiel réel des édifices industriels par l'image négative qu'il évoque.
Le terme de friche s'adapte peut-être aux ensembles industriels détruits, vastes terrains plats où subsistent encore les traces au sol des ateliers détruits, mais pas du tout aux usines qui ont fait la gloire de l'architecture industrielle du XIXe siècle. Elles offrent aujourd'hui de réelles capacité de ré-utilisation. La qualité de leur construction, les détails architecturaux qui les composent, leur morphologie, leur situation dans les villes, contribuent à leur donner une valeur d'usage et un aspect qui les désignent tout naturellement comme étant ré-utilisables. Dans certains ports, dans certaines villes de production du textile, des quartiers entiers sont encore aujourd'hui formés de ces "forteresses de l'industrie", sans oublier les quelques cinquante manufactures de tabac existant dans les grandes villes de France.
Ces usines forment le tissu même de l'urbanisme de nombreux quartiers, et contribuent à leur identité. Dans la mesure où il est prouvé aujourd'hui que la reconversion est globalement un facteur d'économie dans la construction, c'est aux urbanistes et aux architectes d'intégrer cette "nouvelle" donnée dans leur schéma de pensée. » (DATAR, 1991, 21-22)

Toutefois, petit à petit, la friche culturelle s’émancipe d’une patrimonialisation systématique voire d’une muséification. Un colloque tenu à Strasbourg les 18 et 19 mai 1993, soutenu par la DATAR et organisé par la Laiterie, illustre la reconnaissance timide, au début des années 1990, d’autres types de réhabilitation des friches, en particulier celles en lieux culturels dits alternatifs. En effet, les protagonistes de ce colloque, techniciens, artistes et chercheurs, commencent par remarquer que

« La reconquête culturelle comme projet de développement pour des sites en friche est encore en France, une idée relativement marginale. Souvent, les expériences de reconversion en espaces culturels s'organisent autour du souvenir d'une culture industrielle, scientifique et technique. Peu d'entre elles s'engagent dans l'aventure de la création contemporaine. » (DATAR, 1993, 11)

Cependant, le groupe peut s’appuyer sur le travail de recherche de l’Espagnol Eduardo Miralles et sur l’exemple d’actions menées par des centres culturels indépendants à la fois en France -dans des villes comme Poitiers ou Marseille- et en Europe, centres appartenant au réseau Trans Europe Halle créé en 1983. Il observe donc que les friches sont face à un double phénomène;

« Les friches sont donc progressivement devenues, et de façon conséquente des espaces de référence pour la création artistique. Ce phénomène marque un temps dans l'historique de la relation entre l'artiste, son œuvre et l'espace où il la produit, dit Eduardo Miralles. L'espace de création, atelier ou laboratoire, sans grande signification symbolique jusqu'à la Renaissance, est pour de nombreux artistes contemporains, un élément fondamental et indissociable de l'expérience artistique. La performance est ainsi l'une des expressions les plus significatives de cette dialectique, que l'on pourrait par la même, facilement identifier dans le travail chorégraphique et théâtral. Réflexion en deux temps : la friche entre aujourd'hui dans le cadre normatif de la conservation du patrimoine. Elle représente d'autre part un des territoires privilégiés de la création artistique contemporaine grâce à une signification spatiale remarquable (grands volumes). Comment la friche peut- elle devenir l'élément moteur d'une politique de redéveloppement et de diffusion culturelle ? » (DATAR, 1993, 12)

La friche culturelle devient donc à la fois le rapport à la culture en tant que marqueur identitaire passé et en même temps l’élément représentatif a priori du créatif et de l’alternatif. La figure de l’artiste s’accole progressivement à la friche. La reconnaissance institutionnelle, balbutiante dans les années 1990, éclate au tournant des années 2000 avec la montée en force de nouvelles théories autour de la culture et des artistes. C’est le cas notamment des thèses de Florida qui, bien que largement décriées dans la sphère scientifique, ont encore de larges échos dans le monde dit opérationnel des praticiens et politiques. Peu de temps auparavant, le rapport Raffin (1998) issu du programme interministériel « culture, ville et dynamiques sociales » met l’accent sur la transformation de trois friches à Poitiers, Genève et Berlin, en lieux culturels reconnus. La dimension de friche est ici importante dans le sens où ces différentes installations « renvoient toutes à une situation de manque et d’écart par rapport aux politiques culturelles locales » (Raffin, 1998, 10). De plus, ces espaces de friche sont décrits, au moins dans le cas de Poitiers, comme porteurs d’une certaine créativité ;

« Une friche industrielle ou marchande, c’est tout le contraire d’une identité fixe. Si on peut y lire la clarté d’une identité passée en regard d’une fonction spécifique, industrielle ou marchande et des hommes qui l’accomplissaient, celle-ci est aujourd’hui révolue. Elle laisse place à de nombreuses possibilités. L’aménagement intérieur hérité du passé n’est pas une contrainte suffisante qui dirait irrémédiablement l’usage « qu’on doit en faire », au contraire, elle peut accueillir aisément des pratiques et des imaginations diverses et multiples. » (Raffin, 1998, 20)

À cette créativité est assortie une dimension de liberté et d’opportunité, puisque ces friches sont finalement « un espace dégagé d’une trop forte attention de la part des acteurs publics et privés de l’aménagement du territoire. » (Raffin, 1998, 21)

Commandé par le Secrétaire d'État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle, Michel Duffour, le rapport Lextrait (2001) ne vise pas non plus exactement les lieux ou plus précisément les friches mais les nouvelles démarches artistiques et culturelles visibles depuis plusieurs années. Toutefois le rapport note également l’importance des espaces de friche dans les trois dimensions déjà explicitée dans le rapport Raffin, renforçant l’émergence de cette nouvelle catégorie et analyse des friches ;

« Si ces nouvelles pratiques se sont multipliées, c’est aussi parce que des espaces abandonnés étaient disponibles. Les pratiques que nous analysons ne sont pas toutes assimilables à un lieu, à un bâtiment, mais elles ont toutes un rapport avec un territoire en friche. Que ce territoire soit économique, social, artistique, culturel ou urbain, c’est le vide, l’absence d’autres interventions qui a ouvert un champ aux porteurs de ces projets. Parmi ces territoires que nous aborderons tout au long de notre étude, le territoire urbain est dominant. Il a libéré des initiatives qui ne trouvaient pas auparavant d’espaces d’expression. La disponibilité et la valeur patrimoniale des friches urbaines ont ainsi été déterminantes pour la plupart des projets, car elles “incarnent” le questionnement des artistes et des populations sur la transformation de nos sociétés. » (Lextrait et Goussard, 2001, 9)

Si ces deux rapports mettent particulièrement en avant les pratiques artistiques, ils confirment, par les exemples choisis, l’émergence des friches culturelles et d’une attention renouvelée des institutionnels à l’égard de ces pratiques mais également de ses possibilités de reconversion. Ces deux rapports nationaux témoignent de cette trajectoire vers la considération des friches comme un élément positif. Certaines villes n’hésitent pas désormais à faire entrer le terme de friche dans leurs opérations d’aménagement. C’est notamment le cas de Rennes avec son projet des prairies Saint-Martin.

Le lancement de sites comme celui « d’adopte une friche » disent également ce retournement d’image. S. Wannatabe, formée notamment à Science Po Paris a lancé ce site internet au printemps 2015. Elle nous explique sa démarche ;

« Au tout début l’optique était de faire rencontrer le propriétaire de friches avec le futur investisseur, pour une sortie de friche pérenne mais en discutant avec tous les acteurs je me suis rendue compte qu’il y avait un moment de valorisation entre les deux qui était très important même de la valorisation urbaine et foncière. Je me suis renseignée sur le modèle de friches culturelles pour voir ce qui existait, fonctionnait et ce qui n’avait pas fonctionné. Jusque là, pour le propriétaire et pour l’investisseur final, c’était tout gagnant »

De plus, les friches culturelles – ou le « modèle » des friches culturelles - mettent en avant une autre temporalité de la friche, où la friche perdure tout en devenant quelque chose, un objet précis. Les deux états se superposent. Mais cette trajectoire plus positive rencontre également de nouvelles considérations urbanistiques.

Les friches comme opportunités foncières à saisir

La transformation des modèles urbains sous-jacents dans l’aménagement du territoire au profit de la ville compacte et du renouvellement urbain entrainent une redéfinition des friches urbaines comme des opportunités foncières et urbaines à saisir. Débutée au début des années 1990, la réforme de l’urbanisme culmine avec la promulgation de la loi SRU, qui vient modifier le cadre posé par la LOF de 1967. En effet,

« la loi SRU oppose le modèle de la ville renouvelée inspirée de la tradition, quelque peu mythifiée, de la "ville européenne" plusieurs fois reconstruire sur elle-même et dont la compacité favoriserait la cohésion sociale. À ce titre, là où la Loi d'Orientation Foncière (LOF) cherchait à organiser un marché foncier propice à l'extension périphérique de la ville des trente glorieuses (Goze, 1998), la loi SRU en réforme l'instrumentation, notamment, dans une logique de recyclage de friches urbaines. » (Goze, 2002, 763)

La loi revoit donc entièrement le rapport à la densité des villes, supprimant certains plafonds comme celui attenant au coefficient d’occupation des sols (COS) mais également des prérogatives du règlement du PLU comme le conditionnement de la constructibilité des terrains en fonction d’une surface minimale. Analysées comme le résultat d’une dilution de l’urbanisation, les friches urbaines deviennent alors le foncier à mobiliser en priorité. C’est la fin d’une logique uniquement physique et fonctionnelle au profit d’une rationalisation du tissu urbain. Se greffent toute une série de mots satellites qui disent cette nécessité de rationaliser un foncier devenu rare ; délaissés, dents creuses, espaces vides voire espaces sous-utilisés.... La rareté du foncier résultant d’une urbanisation voire d’une constructibilité en extension de plus en plus limitée, les friches sont de nouveaux espaces à enjeux. Elles sont également utilisées pour pallier les manques d’un urbanisme jugé peu solidaire. La SRU reprend des concepts gravitant autour de la mixité urbaine. Les friches sont alors les leviers possibles pour corriger la trajectoire de pans de ville ou de quartiers. De la même façon, on opte de plus en plus pour une détermination des futures friches, avec l’idée de prévenir plutôt que de guérir un mal qui guette : l’obsolescence.

La norme devient le recyclage urbain même si des dynamiques d’extension urbaine perdurent, en lien avec des différences de prix et de technicité nécessaire entre le foncier agricole et le foncier recyclé. Toujours est-il que les friches sont alors considérées comme les futurs terrains à construire auxquels s’ajoutent toutefois des contraintes techniques et financières souvent fortes que le marché vient gommer dans le meilleur des cas voire que les acteurs publics rectifient. C’est le cas notamment des Établissements Publics Fonciers ;

« les friches industrielles représentent d’importantes ressources foncières, potentiellement mutables en logement ou en nouvelles zones d’activités économiques, que les collectivités ont parfois des difficultés à acquérir faute de projet ou en raison de la pollution des sites. Le travail des EPF d’État consiste alors à faciliter l’émergence d’un projet en portant le foncier, en le dépolluant si nécessaire et en le cédant à la commune ou à un opérateur. » (dépliant « les établissements fonciers d’État, partenaires fonciers de vos projets », mai 2016)

On remarque ici encore un positionnement des EPF dans une logique de construction, en particulier de logements. C’est également visible à l’échelle de l’EPF de Normandie qui intervient sur les friches à la demande des collectivités et selon leurs projets. Le fond friche permet alors de financer des dépollutions et des études de sites mais également le portage foncier. Différents critères entrent alors en jeu pour bénéficier de ce support financier et technique ; la taille du site, l’inscription de la commune au contrat de projet et la destination du site après intervention. Jusqu’à la dernière convention, hors axe Seine, la région ne cofinançait pas des opérations à vocation uniquement habitat au profit d’une mixité. Cette mixité est aujourd’hui remise à plat dans le cadre de la nouvelle convention, tandis que continuent de se créer des logements sur les friches de l’axe Seine. L’intervention de l’EPFN n’est donc pas conditionnée à l’(in)existence d’une pression foncière, la différence est surtout faite entre des communes urbaines et des communes rurales, hors ou dans l’axe Seine.

Ainsi, si les contraintes techniques qui entourent certaines de ces friches continuent à être des freins, notamment en termes de coûts - de dépollution et de sécurisation- ces deux dernières décennies métamorphosent la considération des friches urbaines ; elles tendent de plus en plus à être considérées comme des opportunités voire des leviers. A contrario, les friches deviennent alors des opportunités foncières à saisir mais au sens de qui doivent l’être. La construction de logements est alors une des dimensions les plus classiques de la réhabilitation des friches avec toujours l’idée d’une pénurie de logements sur le territoire national ou l’enjeu d’une rentabilité finale de l’opération.

Pourtant, cette injonction particulièrement forte est aujourd’hui remise en question. En effet, le déficit de logements est un postulat aux pieds d’argile hormis dans certains territoires particulièrement tendus comme Paris, tandis que la qualité, l’accessibilité et la typologie des logements construits continuent à être des enjeux un peu trop souvent écartés (Driant, 2015). La vacance des logements ne cesse d’augmenter à l’échelle nationale. Selon les séries historiques sur la population et le logement de l’Insee, le nombre de logements vacants en France a constamment augmenté depuis la fin des années 1960, passant de 1 217 648 en 1968 à 2 747 551 en 2014. Si l’on raisonne en termes de taux, on constate également une augmentation entre les deux périodes de 6,6 % à 7,9 % avec toutefois quelques fluctuations intercensitaires.

Reste que cette injonction conduit à une situation de double handicap dans les territoires en décroissance tandis que la dynamique des villes se mesure au nombre de ses grues... D’autant plus que les friches et les espaces vacants en général sont alors considérés comme de potentiels terrains à construire et donc des indicateurs de la santé du marché immobilier pour de possibles investisseurs. Certes, la mesure des friches est la plus hasardeuse des mesures des espaces vacants puisque les friches ne font pas l’objet de recensements systématiques mais d’un inventaire empirique à réactualiser systématiquement via des enquêtes terrain et/ou de l’orthophotographie (Annexe 3). Elles sont donc recensées dans des atlas et inventaires à date T. Au contraire, d’autres espaces vacants, en premier lieu les logements, font partie de recensements plus larges. Toutefois, les paysages de friches et les taux de vacance – notamment de logements – signent encore davantage un marché foncier et immobilier en berne et impactent la venue d’investisseurs pourtant courtisés. Les villes en décroissance souffrent donc encore une fois d’un réel handicap que les réflexes normés ne peuvent sortir d’une spirale de la vacance.

(...)

De plus, à l’heure où l’immobilier de logement devient un bien d’investissement, en particulier à travers les différents programmes de défiscalisation, la vacance devient un handicap ; les taux de vacance de logements font en effet partie des facteurs de définition des paliers de défiscalisation des villes et donc de la probabilité que des investisseurs choisissent telle ou telle ville. Ainsi, selon l’Association nationale pour l’information sur le logement (ANIL), ce sont bien les rapports entre l’offre et la demande qui déterminent le zonage ;

« La réduction d’impôt est possible exclusivement aux logements situés dans des communes classées dans des zones géographiques se caractérisant par un déséquilibre important entre l’offre et la demande de logements entraînant des difficultés d’accès au logement sur le parc locatif existant. Sont ainsi concernées les zones A bis, A et B1.» (https://www.anil.org/votre-projet/vous-achetez-vous- construisez/investissement-locatif/reduction-dimpot-pinel/ )

Le taux de vacance est donc un indicateur primordial. On remarquera toutefois qu’entre la loi Duflot et la loi Pinel, Le Havre -ainsi que Caen et Dijon- entrent dans le dispositif ; les villes passent du zonage B2 à B1, ce qui revient paradoxalement à qualifier leur marché de plus tendu qu’avant...et encourage donc la construction (ou la réhabilitation lourde) en vue de louer.

Dans le groupe B1 se trouvaient déjà des villes comme Lille, Rennes, Toulouse et Nantes...ce sur- classement n’est pas sans conséquences sur le marché immobilier havrais puisqu’il surdimmensionne les besoins en logements du Havre et oriente la production comme le décrit le directeur d’une société d’économie mixte (SEM) ;

(...)

À la suite de ces quelques pages nécessairement rapides sur l’évolution des friches urbaines, on comprendra aisément que coexistent encore aujourd’hui ces différentes connotations des friches. L’enjeu de la mesure et de la visibilité des espaces vacants devient alors primordial. Ces postulats/éléments étant posés, nous verrons dans la suite du chapitre l’état de la vacance sur le territoire havrais, déclinant les échelles géographiques et temporelles ainsi que les données d’analyse pour mieux comprendre les liens entre les différents espaces vacants malgré leur classification encore très sectorielle ; logements vacants, commerces vacants, bureaux vides, friches urbaines.

Sarah Dubeaux · 2017

Lire la thèse de Sarah Dubeaux : Les utilisations intermédiaires des espaces vacants dans les villes en décroissance Transferts et transférabilité entre l’Allemagne et la France

Bibliographie :

  • Chaline C., 1999, La régénération urbaine, Paris, Presses Universitaires de France.
  • DATAR, 1991, La réhabilitation des friches industrielles., Paris, La Documentation française.
  • DATAR, 1993, Friches industrielles, lieux culturels, Paris, Documentation française.
  • DATAR, 1998, Les Directives territoriales d’aménagement : présentation et première expertise de l’expérimentation
  • Driant J.-C., 2015, « La crise du logement vient-elle d’un déficit de constructions ? », L’Économie politique, vol. 65, n° 1, p. 23.
  • Fottorino E., 1989, La France en friche, Paris, Lieu commun.
  • Janin C. et Andres L., 2008, « Les friches : espaces en marge ou marges de manœuvre pour l’aménagement des territoires ? »,. Annales de géographie, vol. 663, n° 5, p. 62.
  • Lextrait F. et Goussard G., 2001, Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires... : une nouvelle époque de l’action culturelle : rapport à M. Michel Duffour, Secrétaire d’Etat au patrimoine et à la décentralisation culturelle., rapport public, Adresse : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/014000519/index.shtml
  • Raffestin C., 2012, « Une Societe de la Friche ou Une Societe en Friche »,. Revista Movimentos Sociais e Dinâmicas Espaciais, vol. 1, n° 2, p. 166‑173.
  • Raffin F., 1998, La mise en culture des friches industrielles : Poitiers, Genève, Berlin, Ministère de de l’Equipement, des Transports et du Logement Direction Générale de l’Urbanisme, de l’Habitat et de la Construction Plan Urbanisme Construction Architecture.

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