Prendre la vague

Prendre la vague

Certains inventent le présent à coup de fake news, d’autres rêvent de leur petit effondrement perso, nous on aime imaginer collectivement des futurs qui donnent envie d’agir. Nous avons donc lancé un appel à des récits positifs de l'après-pandémie fin 2020. Voici un des cinq textes lauréats.


- Papy, tu nous racontes l’histoire de la vague ? On l’adore.

- Encore ? À votre âge ? C’est pour vous moquer de votre ancêtre ?

- On ne se moque jamais !

- Allez, je vous la raconte ! Hum Hum… La vague, celle qui a submergé ce monde d’avant que vous n’avez pas connu. Avec mamie, on avait l’âge de vos parents, qui eux-mêmes avaient le vôtre.

En 2020, la vague n’avait pas tout brisé d’un seul coup sur son passage, tel un tsunami. Les vagues se succédèrent. La répétition des submersions finit par saper les fondations de notre organisation. Ce fut une montée des eaux régulière qui déplaça le trait de côte et nous donna à voir, en accéléré, l’érosion de nos modèles. La direction suivie depuis des décennies n’était pas la bonne, ni la meilleure, ni l’unique, ni même la moins mauvaise ou la plus juste. Dans toutes les têtes, la pandémie eut l’effet d’un seau d’eau glacée, rappelant un certain challenge viral.

- Un quoi ?

- Une sorte de concours. À l’époque, les gens se filmaient et diffusaient sur Internet. Des défis étaient reproduits par des millions de personnes. Ça se répandait comme un virus, c’était viral…

Bref, effrayés par le virus, nous nous étions tous enfermés chez nous, c’était le confinement : je ne réexplique pas ! L’interruption de la vie « normale » nous révéla ce à quoi nous tenions vraiment : se voir, célébrer, se nourrir, se soigner... L’essentiel était revenu sur le haut de la pile, d’un coup. Il fut impossible de revenir à la normale, car les fonctionnements habituels avant, étaient désormais aberrants. D’où le slogan « pas de retour à l’anormal ! » qu’on lisait sur des murs.

Ce qui nous sauta à la figure était sous nos yeux depuis bien longtemps, mais nous le tolérions. Certains se révoltaient, protestaient, d’autres regardaient ailleurs pour se préserver de l’irréalité vécue au quotidien. En cela, le virus a été une chance inouïe. Sur le coup, personne ne s’en est réjoui bien sûr, c’était une crise sanitaire avec des morts. Mais au fond, la vie gagnait la partie.

L’imagination humaine proliférait, les idées fusaient et les tribunes se multipliaient. Des arguments qui, quelques semaines plus tôt, étaient moqués par conformisme, devenaient pertinents. Des digues idéologiques cédaient brutalement. Bruno Latour proposa des gestes barrière, puis le forum de Davos proposa un jubilé planétaire : le Great Reset ! Le vélo, le télétravail, les circuits courts….

Ce n’était que le début, car en dix ans nous avons remis beaucoup de choses à leur place. Par exemple, une grande différence entre mon enfance et la vôtre : nos villes étaient de grands parkings. Suis-je bête ! Vous ne savez même pas ce qu’est un parking ?

- Bah si ! C’est là où on range les vélos !

- Oui, bien sûr… sauf qu’avant, nous, on y rangeait des voitures. Comme on en avait tous, elles prenaient beaucoup de place. Une bonne partie de la ville servait à cela. Quand j’étais enfant, on pouvait même les garer dans la rue !

Où en étais-je ?

- Tu parlais des changements avec la vague.

- Ah oui ! La fin de la voiture et la société qui se transformait. La Nouvelle-Zélande proposa la semaine de 4 jours. Pour vous, ça n’a aucun sens, mais à l’époque nous devions travailler 5 jours sur 7. L’Espagne et l’Allemagne expérimentèrent le revenu universel, cela vous parle, ça ! Avant, il était inimaginable d’offrir un revenu sans exiger en contrepartie des tâches ingrates. Le Parti socialiste a disparu avec cette proposition. Très vite, la machine s’est emballée : la semaine de 20 H, la 10e semaine de congés… C’était incroyable ! L’annulation de toutes les dettes en fut l’apothéose. Depuis, nous célébrons chaque année David Graeber, le …. ?

- Je sais ! C’est le 1er mai !

- Bravo Pablo ! Tu sais pourquoi cette date et non le 1er janvier (jour du jubilé) ?

- Je ne me souviens plus, Papy. Tu vois ? c’est bien que tu racontes encore !

- C’était la fête du Travail ! Moi, je préférais celle de la paresse, rue de Saint-Malo, aux défilés des syndicats. Si Graeber est célébré, c’est pour son œuvre sur la dette (le livre jaune, là !), mais aussi pour son analyse inédite du travail à la veille de l’épidémie. Je vais dire quelques gros mots, mais c’est comme ça qu’on dit : un tiers d’inactifs, un tiers de jobs de merde et un tiers de jobs à la con.

  • Les inactifs, faute d’avoir un job, sont des charges pour la société. Vous et moi, enfants et vieux, nous serions dans cette catégorie,
  • Les jobs de merde sont nécessaires mais très mal payés. Ceux qui les occupaient s’étaient révoltés peu avant en revêtant des gilets jaunes. Avec la pandémie, ils étaient devenus les métiers essentiels. Graeber envisageait la « révolte des classes aidantes »,
  • les jobs à la con l’avaient fait connaître, car il s’était étonné dans un article puis un livre (le orange sur l’étagère du bas) que ces emplois valorisés n’avaient en réalité aucun sens ni utilité aux yeux de ceux qui les exerçaient. Ces bullshit jobs sont ceux que vous n’aurez pas à connaître.

Pendant que l’économie mondiale remettait les compteurs à zéro, les travailleurs changeaient de métier. Un chief design hacker devenait boulanger, un executive content acquisitor devenait peintre, un project business practice leader se faisait jardinier... Les faillites causaient des licenciements, mais plus encore les emplois non essentiels disparaissaient d’eux-mêmes. Les salariés de grandes boîtes démissionnaient du jour au lendemain et personne ne souhaitait prendre leur place. Marketing et finance peinaient à embaucher au sortir des prestigieuses écoles de commerce, qui n’enseignaient plus que des théories hostiles au profit pour le profit, qui avait pourtant jadis été le moteur et la raison sociale de ces entreprises comme de ces écoles.

Graeber ne fut célébré qu’à titre posthume. Il est mort en 2020, bien avant que les autorités ne reconnaissent la pertinence de ses écrits. Le jubilé de Davos a été mis en œuvre parce que l’économie mondiale était une chaîne de Ponzi à la veille d’être démasquée. Les grandes fortunes ont alors « proposé » d’effacer l’ardoise et de se mettre à disposition du commun.

On a alors découvert un gisement de temps libre hallucinant. Comme le premier confinement, sauf qu’on pouvait sortir puisque le virus nous avait laissés tranquilles. Depuis, on mange des aliments sans pesticide et qui ont du goût. On ne perd plus notre vie à essayer de la gagner ou à nous déplacer sans cesse. Les ressources ne sont plus gaspillées et bien mieux partagées. Chacun a ce dont il a besoin. C’est par pur plaisir d’offrir du superflu, que chacun s’active à sa façon, dans ses domaines de prédilection. La motivation n’est plus l’appât du gain, mais l’envie du bien, du beau et du bon. L’envie de plaire aux autres pour ce que l’on fait. C’est sûr qu’on voyage moins, mais on a tellement plus de temps pour faire ce qui nous plaît chaque jour.

La « guerre » contre le virus a libéré la coopération et la créativité. Le climat de fin du monde s’est évaporé, après des décennies de peur du ralentissement économique, du chômage…

J’ai rejoint ce mouvement en quittant le métier d’urbaniste. J’écrivais pour des non-lecteurs au rythme d’un escargot du fait d’étapes de validations interminables. Je modifiais des textes devenus obsolètes avant publication. Ils se périmaient avant leur mise sur le marché ! Avec mes collègues, nous devions conseiller les décideurs. Mais on les voyait si rarement, que lorsqu’ils nous faisaient l’honneur de leur présence, nous étions plus enclins à les écouter qu’à leur expliquer notre point de vue.

Surtout, ce que nous radotions depuis des années sur la ville durable était désormais admis par tous. Nos idées avaient gagné et cette victoire était celle du virus.

J’ai toujours été incapable d’expliquer à vos parents, en quoi consistait ce travail. Retenez juste que je travaillais pour gagner de l’argent pour acheter des choses parfois inutiles, plutôt que de faire quelque chose d’utile à mes yeux. Voilà pourquoi au cours d’une soirée entre voisins, j’ai pris la décision de devenir… ?

- Conservateur !

- Nina, tu suis encore malgré tes bâillements ! Moi le progressiste, j’allais mettre en bocal et faire des conserves. Passer d’un "job à la con" à un "job de merde", aux yeux de l’ancien monde. Dans le vôtre, il n’y a réellement pas de sot métier. Il n’y a plus de hiérarchie des professions basée sur une échelle de revenu. Chacun a sa part. Personne ne scrute la portion servie au voisin. Le plat est sur la table et tous se coucheront le ventre plein.

Durant la moitié de ma vie, on se racontait des histoires de progrès technique, d’élévation du niveau de vie, alors que baissait le niveau de vue. « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde », disait-on, parce qu’on ne voulait pas partager toute la richesse du monde. Nous raisonnions en machines à exclure, en tiroirs caisse voulant se remplir de billets sans effort, obtenir plus et donner moins, prendre. Être égoïste en somme. Alors qu’on éduquait les enfants en leur inculquant le don de soi (le respect, le partage, le soin, la coopération), le comportement attendu de tout agent économique et finalement de tout citoyen, car l’un était l’autre, était de se servir la plus grosse part, se remplir les poches, doubler dans la file d’attente, mépriser, concurrencer, frauder. Cela n’offusquait personne.

- Rron pschitt...

- Vous dormez bande de chenapans ? Mes récits sont toujours aussi soporifiques ! Et le feu s’est éteint.

« C’était tellement moins bien avant » se dit le conserveur en allant se coucher. Demain il se lèverait sans réveil, ferait un tour de vélo chez ses amis maraîchers. Il en rapporterait des potimarrons, de quoi faire une grande marmite de soupe qu’il mettrait ensuite en bocaux. Pour le reste, ce serait lecture et jeux avec Pablo et Nina. Pourquoi pas une partie de Pandémie ? Se faire peur tout en coopérant, sachant qu’il n’y aurait pas de morts et que même une véritable pandémie peut porter en elle des espoirs féconds.

Laurent Fouillé · avril 2021


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