🗳️ Faut-il obliger mamie à déménager pour résoudre la crise du logement ?

Aujourd’hui on découvre comment se faire traiter de bolchevique sur les réseaux sociaux facilement, et pourquoi la sous-occupation très accentuée de plus de 7 millions de logements en France n’est pas un problème.

🗳️ Faut-il obliger mamie à déménager pour résoudre la crise du logement ?

Je ne vais pas revenir ici sur l’ampleur de la crise du logement qui touche aujourd’hui la France, et singulièrement ses territoires les plus attractifs, avec des consĂ©quences humaines, sociales et Ă©conomiques cruelles. Ce doit Ă©videmment ĂŞtre un sujet clef de notre exploration des enjeux des Ă©lections locales Ă  venir avec une question simple : quelles solutions Ă  la crise ?

Pour rĂ©pondre Ă  l’urgence, les regards se tournent souvent vers les 3 millions de logements vacants recensĂ©s en France. C’est Ă©videmment un sujet qui doit ĂŞtre travaillĂ©, mais le filon n’est pas si juteux que cela. Car ils sont beaucoup moins nombreux quand on se concentre sur la vacance structurelle (+ de 2 ans) et beaucoup sont en mauvais Ă©tat ou situĂ©s dans des territoires oĂą la demande est faible.

Par contre, la sous-occupation des logements est moins souvent Ă©voquĂ©e. Ils sont pourtant plus de 7 millions Ă  ĂŞtre considĂ©rĂ©s comme sous-occupĂ©s de façon « très accentuĂ©e » par l’INSEE, soit des logements qui comptent au moins 3 pièces de plus que le nombre d’occupants.

Alors explorons ce filon prometteur, et essayons de comprendre pourquoi il ne faut surtout pas essayer de le mobiliser directement.

Le bon filon de la sous-occupation

Taux de sous-occupation très accentuée en 2022 / INSEE

La publication rĂ©cente de nouvelles analyses par l’INSEE a replacĂ© de façon très utile le sujet de la « sous occupation très accentuĂ©e » sur le devant de la scène. En 2022, la France comptait en effet 7,6 millions de ces logements très sous-occupĂ©s, soit 25 % du parc, alors que ce taux n’était que de 22 % en 2006. Ce ne sont quasiment que des maisons, souvent grandes (les 3/4 font plus de 100 m2) habitĂ©es par 1 ou 2 personnes qui en sont propriĂ©taires. Parfait pour jouer Ă  cache-cache, mais moins pertinent pour rĂ©pondre Ă  la crise du logement qui sĂ©vit.

Derrière cette moyenne se cachent de fortes disparitĂ©s : 36 % du parc est très sous-occupĂ© en Bretagne, contre seulement 5 % Ă  Paris (ce qui reprĂ©sente tout de mĂŞme plus de 50 000 logements). En se concentrant uniquement sur les logements de plus de 5 pièces, les chiffres sont encore plus impressionnants : dans l’aire urbaine de Lyon, 60 % de ces grands logements sont très sous-occupĂ©s. Ce taux atteint 65 % Ă  Bordeaux, 69 % Ă  Nantes et mĂŞme 79 % Ă  Saint-Malo ! Contrairement Ă  la vacance, la sous-occupation n’est pas concentrĂ©e dans les territoires dĂ©tendus, ce qui en fait une solution potentielle dans les zones oĂą la crise du logement sĂ©vit le plus. Dans la MĂ©tropole nantaise par exemple, 23 % des logements de 4 pièces et plus sont en situation de faible occupation (habitĂ©s par 1 ou 2 personnes), dont 79 % sont des maisons.

Ce filon n’est pas prometteur qu’en France. En Suisse, une Ă©tude d’une Ă©quipe de l’EPFL montre que le pays compte 17 millions de pièces quasiment inutilisĂ©es. En mobilisant cette ressource, l’étude estime qu’il est possible en une vingtaine d’annĂ©es de diviser par deux les superficies utilisĂ©es et de les rĂ©nover tout en rĂ©pondant aux besoins de confort de la population et Ă  sa croissance. Ce serait aussi l’occasion d’arrĂŞter de construire et mĂŞme d’inverser l’étalement urbain en dĂ©construisant plus d’un quart du bâti, et de rĂ©duire massivement la consommation d’énergie comme les Ă©missions de GES. Comment y arriver ? En partageant Ă  peu près tous les espaces Ă  part la chambre Ă  coucher et la salle de bain, pour passer de 45 m2 Ă  12 m2 privĂ©s par personne, rĂ©partis de façon beaucoup plus Ă©quitable qu’aujourd’hui.

Attention à l’effet ressac

Évidemment ce type de perspective, toute thĂ©orique qu’elle soit, fait rĂ©agir. Il en faut mĂŞme beaucoup moins pour atteindre le fameux point Godwin Ă  partir duquel les rĂ©fĂ©rences historiques les moins rĂ©jouissantes sont invoquĂ©es dans les dĂ©bats. Admirez par exemple ces magnifiques commentaires relevĂ©s sous un rĂ©cent post LinkedIn qui relayait très factuellement les donnĂ©es INSEE sur la sous-occupation :

Il ne s’agissait pourtant que d’une utile mise en avant de cette ressource inexploitée et de l’intérêt de développer des politiques incitatives, sans envisager d'organiser des quelconques « déménagements de solidarité » ou autre « taxe sur les lits vides ». Mais si l’on dépasse la caricature des trolls des réseaux sociaux, ne sont-ils pas aussi parfois l'expression désagréable de résistances légitimes ?

Pointer les chambres vides dans toutes ces maisons, c’est prendre le risque de pointer du doigt leurs occupants. Et quand on touche Ă  l’intime de la maison familiale, les attachements sont nombreux et les objections se multiplient : « Je suis bien ici mĂŞme si la moitiĂ© de la maison est vide », « Maman a toujours vĂ©cu ici, elle ne va pas dĂ©mĂ©nager maintenant », « On a besoin de ces chambres pour hĂ©berger tout le monde Ă  NoĂ«l », « On ne va pas vendre la maison de famille ! »…

Évoquer les potentiels de ces mètres carrĂ©s vides est systĂ©matiquement interprĂ©tĂ© comme l’annonce d’une mobilisation sous contrainte. C’est dommage, mais logique : le manque de prĂ©cision pousse l’esprit humain Ă  imaginer le pire, et personne n’a envie d’être forcĂ© de dĂ©mĂ©nager ou d’accueillir des inconnus. La bonne idĂ©e Ă©cologique mal ficelĂ©e crĂ©e de l'incertitude, et lorsque la peur s’installe une mĂ©canique inexorable s'enclenche. Il y a d’abord l’effet de ressac, avec la montĂ©e d’oppositions farouches, puis l’effet cliquet qui rend durablement impossible tout dĂ©bat serein sur le sujet. Vous pouvez alors ranger votre bonne idĂ©e dans un placard pendant 5 ou 10 ans avant d’espĂ©rer la ressortir discrètement. Toute ressemblance avec la taxe carbone, les ZFE ou le ZAN est purement fortuite.

Et si on s’attaquait plutôt au mal-logement des séniors ?

Alors, reprenons tout depuis le dĂ©but pour sortir de l’impasse et tenter de trouver un peu d’intelligence politique derrière l’évidence Ă©cologique. Pas besoin de creuser longtemps les donnĂ©es statistiques de la sous-occupation pour mettre Ă  jour une Ă©vidence : l’essentiel des habitants de ces maisons très sous-occupĂ©es sont des sĂ©niors. 60 % des logements très sous occupĂ©s accueillent au moins une personne de plus de 60 ans, et plus de la moitiĂ© habitent dans leur logement depuis plus de 20 ans. C’est d’ailleurs parce que la population française vieillit rapidement que la sous occupation augmente.

L’histoire est connue : la construction dans la pĂ©riphĂ©rie de la ville de la maison familiale au moment de l’arrivĂ©e des enfants, une vie bien remplie entre le boulot un peu plus loin et les enfants qui grandissent, puis leur dĂ©part du foyer et enfin l’arrivĂ©e de la retraite. C’est un beau scĂ©nario de vie, mais qui masque de vraies situations de mal-logement qui se dĂ©veloppement alors que la gĂ©nĂ©ration du baby-boom prend de l’âge dans les pĂ©riurbains : problèmes d’accès aux Ă©tages et inadaptation des salles de bains bien sĂ»r, mais aussi difficultĂ©s d’entretien de maisons et de jardins devenus trop grands, et isolement croissant quand la maison est loin de services et la vie dĂ©pendante de la voiture. On veut vieillir chez-soi, oui, mais parfois ce chez-soi est inadaptĂ© au vieillissement, et il faudrait en changer. Pourtant face Ă  ces difficultĂ©s, les politiques publiques sont focalisĂ©es sur le maintien Ă  domicile par des travaux d’adaptation ou des services spĂ©cifiques, et n’interviennent en gĂ©nĂ©ral que trop tard, quand il n’est plus envisageable de dĂ©mĂ©nager.

Et pourtant. Habiter dans un logement adapté et à proximité des services permet d’éviter nombre de difficultés quand le vieillissement impose ses contraintes, et de ne pas subir un isolement qui commence à faire des ravages. C'est même le meilleur moyen de rester autonome et de prolonger sa vie en bonne santé. Mais encore faut-il pour cela prendre précocément la décision de quitter son logement quand il est trop contraignant ou isolé. Or nous n’avons pas l’habitude d'envisager cette option avant que les problèmes ne surviennent. Et ça, c’est un vrai problème.

Bien vieillir au bon endroit

Puisque nous avons désormais un vrai problème à traiter, celui du mal-logement des sénior, peut-être peut-on reprendre les choses à l’endroit ? Cette question du bien vieillir chez soi est importante tant individuellement que collectivement, car personne n’a envie d'aller dans une institution, et que cela coûte de toute façon cher à tout le monde. Alors puisque les politiques de maintien à domicile interviennent souvent trop tard ou sur des logements inadaptables, une politique de prévention très en amont peut être déployée.

Cette politique consisterait en un diagnostic global du logement : enjeux de gestion, accessibilitĂ© PMR, dĂ©pendance automobile, adaptation climatique (Ă©conomies d’énergie, confort d’étĂ©, renaturation du jardin). Ce diagnostic permettrait d’envisager des travaux d'adaptation avant qu’ils ne s'imposent, mais aussi des options plus structurantes : partage du logement, vente d’un bout de terrain, construction d’un logement de plain-pied dans le jardin, et mĂŞme dĂ©mĂ©nagement dans un logement plus adaptĂ© proche des services. Quand cette dernière option serait retenue, les bĂ©nĂ©ficiaires bĂ©nĂ©ficieraient d'un accompagnement global : mise au point du projet, recherche de logement, aide au dĂ©mĂ©nagement, mise en location de la maison libĂ©rĂ©e pour Ă©viter une vente contrainte.

C’est aux grandes étapes de la vie que de tels changements peuvent s’engager, alors ce diagnostic pourrait avoir lieu un an après le début de la retraite. Il pourrait être testé dans un premier temps dans les quartiers où les départs à la retraite sont nombreux et la dépendance automobile importante. Des initiatives de ce type émergent déjà dans certains territoires, avec la mobilisation des collectivités, d’associations de médiation spécialisées, et pourquoi pas demain des caisses de retraite.

C’est un bon exemple des politiques de demain : mĂ©diation, attention, respect, patience et effets concrets. Cela demande aussi un changement opportun d’habitudes pour les acteurs de la fabrique de la ville. Car dĂ©sormais, pour accueillir des jeunes mĂ©nages avec enfants dans un territoire, il ne faut plus construire des maisons neuves Ă  l’entrĂ©e du bourg, mais proposer des appartements confortables en centre-ville permettant aux seniors isolĂ©s de libĂ©rer leurs grandes maisons. Bref, du soft, peu de bĂ©ton et beaucoup d’humain — donc du très compliquĂ©. C’est l’avenir.

Et finalement, pas besoin de forcer mamie Ă  dĂ©mĂ©nager ou Ă  louer une chambre. Selon l’INSEE, 9 % des personnes habitant dans des logements dont la sous-occupation est très accentuĂ©e expriment dĂ©jĂ  spontanĂ©ment leur volontĂ© de dĂ©mĂ©nager. Une Ă©tude de 2023 Ă©voquait mĂŞme des chiffres de 10 Ă  12 % pour les plus de 60 ans, et ce avant toute forme d’accompagnement qui pourrait donner envie de dĂ©mĂ©nager pour bien vieillir chez soi. En n’accompagnant que celles et ceux qui veulent dĂ©jĂ  dĂ©mĂ©nager, le potentiel frĂ´le donc dĂ©jĂ  le million de logements libĂ©rĂ©s !

Le problème n’est donc pas la sous-occupation, c’est le mal-logement des seniors. Une politique d’accompagnement globale et précoce à l’adaptation du logement peut permettre à celles et ceux qui le veulent de déménager au bon endroit pour bien vieillir chez soi. Et le cobénéfice de ces ménages accompagnés serait de libérer des maisons déjà construites. L'occasion pour de jeunes ménages de mener les travaux nécessaires à leur adaptation, et pour les collectivités d’engager des processus de densification qui multiplient les logements sur ces parcelles.

Tisser les politiques écologiques dans le bon sens

VoilĂ  une belle leçon politique : quand la rĂ©ponse semble Ă©vidente, il faut prendre le temps d’écouter pour dĂ©couvrir Ă  quelle question elle rĂ©pond vraiment. La mobilisation des logements sous-occupĂ©s n’est pas une solution directe Ă  la crise du logement. L’envisager sous cet angle, c’est mĂŞme risquer un formidable Ă©chec politique.

En revanche, le mal-logement et l’isolement croissant des seniors constituent un problème réel et légitime. Cette situation nécessite de développer des politiques d’accompagnement précoces, allant jusqu’à faciliter le déménagement de certains jeunes retraités. Car pour bien vieillir chez soi, il faut parfois changer de chez-soi.

La libération de logements sous-occupés devient alors un cobénéfice de cette politique de lutte contre le mal-logement des séniors. Mais même si une part marginale de cette ressource ne devait être effectivement mobilisée, cela peut représenter des milliers de logements libérés qui peuvent changer la donne les territoires sous tension.

– Sylvain Grisot

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Écoutez le nouvel épisode de notre série Voix d'élus, avec Laurence Fortin, vice-présidente de la Région Bretagne. Avant d'en arriver là, elle a expérimenté tous les échelons de l'élue territoriale, à commencer par la mairie de La Roche Maurice.

Ă€ l'agenda...

  • Participer aux 6ème rencontres nationales de la FrugalitĂ©, les 26, 27 et 28 septembre 2025 en Ile de France.Trois jours d’échanges et de dĂ©couvertes des actualitĂ©s du mouvement pour une frugalitĂ© heureuse et crĂ©ative dans l’architecture et le mĂ©nagement des territoires.
  • Assister Ă  la confĂ©rence “La ville saveur Co-co : co-produisons et co-gĂ©rons l’urbain !” le mardi 7 octobre Ă  Lyon. Lieux habitants, mixitĂ© fonctionnelle, espaces capables, concertations citoyennes… Quels sont les enjeux et rĂ©alitĂ©s derrière ces nouveaux outils de la production urbaine ? Une confĂ©rence organisĂ©e par Foncière Limace.
  • Participer aux ateliers de la 46e rencontre nationale des agence d’urbanisme, du 15 au 17 octobre Ă  Strasbourg. 12 ateliers-visites ouverts Ă  tous sur le thème “L’eau en partage”.

Et maintenant vous pouvez...

  • Lire la très belle enquĂŞte de Malcom Ferdinand “S’aimer la terre. DĂ©faire l’habitat colonial” (Seuil 2024) sur la pollution au chlordĂ©cone aux Antilles. Il ne se limite pas Ă  suivre une molĂ©cule des bananeraies jusque dans les corps des Antillais et leur environnement, ou les pĂ©rĂ©grinations du charençon qu’elle est censĂ©e combattre, mais inscrit avec finesse sa prĂ©sence dans l’histoire coloniale de la Martinique et de la Guadeloupe :
“Si le chlordécone comporte bien des caractéristiques spécifiques concernant sa toxicité et sa rémanence - à l'instar d'autres organochlorés -, la monstruosité ne réside pas tant dans cette molécule que dans les multiples rapports de domination, de destruction du vivant et de déshumanisation dont l'usage et la gestion des conséquences de ce pesticide et d'autres toxiques procèdent. En effet, la contamination aux toxiques des Antilles est un traceur de l'habiter colonial. Elle incarne à la fois la trace d'un processus de transformation destructrice et coloniale des paysages antillais en monocultures bananières d'exportation à des fins capitalistes qui suivent une hiérarchie raciste au sein de sociétés postcoloniales et postesclavagistes, et la trace d'une déshumanisation séculaire des peuples antillais différenciée selon les catégories sociales de classe, de genre et de race, dans leurs rapports à leur milieu de vie, à leur alimentation, à leur langue, à l'administration de leur territoire, au gouvernement national, aux forces de gendarmerie, aux institutions judiciaires, aux productions de connaissances scientifiques sur leurs îles et sur leurs corps, à la production culturelle et artistique ainsi qu'à leurs représentations politiques et géographiques dans l'imaginaire national de la France.”
  • Écouter “La Suite dans les idĂ©es : Villes de papier ou comment la finance s'est emparĂ©e de l'immobilier” (France Culture). Des Ă©changes très utiles avec la sociologue Marine Duros et l'architecte François Fromonot.
  • Lire l’analyse des Ă©volutions des inĂ©galitĂ©s sur le temps long du Compas, alors que les dĂ©bats budgĂ©taires sont marquĂ©s par des rĂ©ponses très contrastĂ©es a la question centrale du « qui doit payer Â» :
Au fond, c’est surtout l’inversion de tendance longue qui est frappante, et qui peut expliquer une partie des tensions sociales que vit notre pays comme bien d’autres. Dans les années 1970 et 1980, les niveaux de vie se rapprochaient, ce n’est plus le cas depuis une trentaine d’années. La « convergence des classes » (de revenus au moins) semble être une période révolue.
  • Lire (enfin) Redirection urbaine :

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