Délaissés urbains et expérimentations socio culturelles lettones : l’exemple de Riga

Délaissés urbains et expérimentations socio culturelles lettones : l’exemple de Riga
Délaissés urbains post-industriels. Crédits photo : Robin Girard

La diversité architecturale de Riga, capitale de la Lettonie, allant du charme des maisons en bois dans le quartier de Grizinkalns aux imposantes infrastructures brutalistes, illustre l'évolution contrastée de la ville au fil des siècles. Ayant été victime de multiples périodes d'occupation allemande, polono-lituanienne et suédoise, la recherche d’une identité lettone ne date pas d’hier. Malgré une période de prospérité sous Karlis Ulmanis dans les années 1930 et le développement d’une culture nationale forte après les périodes d’occupation et d’européanisation, la Lettonie bascule dans un régime de dictature Soviétique en 1940 jusqu’à son indépendance en 1991. Les censures, la propagande et le culte de la personnalité seront appliqués dans tout le Pays. Au cours des années 1960, cette Russification est à son apogée et se manifeste par une immigration massive de russes venus travailler au sein des usines et occuper des postes importants, l’imposition du bilinguisme Letton/Russe, et la perte du Letton comme langue officielle. Cela a conduit en 1989, à compter une proportion de 34% de la population Russophone et à un déploiement industriel conséquent. A cette même période, le territoire letton ne compte pas moins de 176 usines, dont l’usine de matériel de télécommunication VEF (Valsts Elektrotehniskā Fabrika) en chef de file. Le pays produisait des radios, avions, textiles, et par-dessus tout de l’armement au profit de l’Union. Aujourd'hui, le pays a subi d'importants changements politique et économique et ces industries n'ont plus de raison d'être. Les jeunes Letton.e.s et les artistes, en quête d'une identité propre, se trouvent pris entre un héritage communiste et des aspirations néolibérales. Les séquelles de cette histoire lourde continuent d'influencer les mentalités, tandis que la démographie décline et que les modes de vie évoluent, mais, dans ce contexte mouvant, les délaissés urbains offrent aux habitant.e.s de Riga une opportunité d'expérimentation. Dans quelle mesure les organismes de la société civile vont-ils pouvoir s’en saisir pour repenser la politique urbaine et culturelle lettone ? Comment faire commun dans un pays où le communisme fait écho à une période traumatique ? 

Les délaissés urbains de Riga: fléau et opportunité d’une capitale en décroissance

Aujourd’hui, on compte 924 ruines à Riga. Durant la période de privatisation qui a suivi la chute de l'Union soviétique, de nombreuses industries ont fait faillite en raison de ce qui peut être considéré comme un manque d'expérience et de culture entrepreneuriale chez les Letton.e.s. Les prix élevés des matériaux et de l'énergie ont rendu la viabilité économique difficile à atteindre.

Maison en bois du quartier de Grizinkalns. Crédits photo : Robin Girard

 De plus, de nombreux bâtiments sont également tombés en ruine à cause d’un flou de propriété - dû à des legs sur plusieurs générations, des pertes de documents à cause des changements de régimes, des nouvelles lois d’héritage - induisant une hausse des coûts de maintenance sur plusieurs années, que personne ne veut payer. Ainsi, le manque d'efficacité du système administratif hérité de l'URSS et le défaut d'investissement dans la rénovation du patrimoine, qui perdure jusqu’à aujourd’hui, expliquent la vétusté des bâtiments à Riga. D’autre part, à la suite de l’indépendance, le centre-ville s’est vidé en raison d’un changement de mentalités. Dès 1995, une dynamique de croissance économique s'est déclenchée, entraînant de nouvelles aspirations individuelles. De la période de prospérité surnommée "les années folles lettonnes" jusqu'en 2008, un engouement pour la consommation a saisi la population après les années d'occupation, phénomène souvent qualifié de "latvian dream". Les nombreux prêts immobiliers incitaient la population à acheter des appartements, des maisons individuelles, des voitures et alimentaient une bulle spéculative immobilière qui a profondément influencé la morphologie et l’étalement urbain de Riga. Parallèlement, l’État s’est désengagé de la politique de logement en boostant les initiatives entrepreneuriales. Par le processus de dénationalisation, les autorités publiques octroyaient des certificats de propriété aux habitant.e.s - dont la valeur était déterminée par la durée pendant laquelle iels avaient habité leur logement - pour les pousser à investir. La plupart des letton.e.s ont revendu ces certificats à bas coûts à des investisseurs, étrangers pour la plupart. Ces derniers ont racheté des lots, privatisé des espaces publics et rénové certaines parties de la ville. Des opérations d'aménagement voient le jour, inégalement réparties sur la capitale. Par exemple, les jardins partagés du quartier de Skanste ont été rasés et remplacés par des murs métalliques, transformant ainsi un espace autrefois vivant en une vaste zone déserte au cœur de la ville. Ce désengagement de l’État laisse libre court aux projets des investisseurs, allant de la modification du paysage urbain à la sous-utilisation de certains espaces, favorisée par l’attente d’une hausse de la valeur de leurs biens.

Plus récemment, la crise de 2008 a fait exploser la bulle spéculative et a donné l’impulsion à la société civile de s’organiser pour se réapproprier les bâtiments vacants. Face aux préconisations du FMI, la Lettonie a engagé une politique d’austérité pour réduire sa dette, se matérialisant par une baisse du volume des retraites, des salaires des fonctionnaires et des budgets alloués aux universités. En 2010, le taux de chômage s’élevait à 21% au sein du pays et les biens immobiliers ont perdu en moyenne 60% de leur valeur[1]. Cela a également marqué un tournant dans la perte de démographie, encore d’actualité ; la population est vieillissante, le taux de natalité faible et les jeunes Letton.e.s s’exportent au sein de l’Union Européenne (Angleterre, France, Allemagne, Suède, Finlande) pour leurs études, ou trouver du travail. Le pays perd aujourd’hui environ 50 habitant.e.s par jour. 

Délaissés urbains post-industriels. Crédits photo : Robin Girard

En parallèle, les mouvements alternatifs lettons prennent de l’ampleur avec une revendication d’une partie de la jeunesse, et une population paupérisée, déçue des promesses qu’offrent les carrières classiques et cherchant dans l’entreprenariat culturel d’autres sources de revenus. Le déclin des économies a par ailleurs entravé la réalisation des projets de construction et a créé un espace d’expérimentation et de discussion.

Le tournant de la crise de 2008 : développement des initiatives citoyennes et défaillance des politiques publiques 

Face aux diverses évolutions politiques et socio-économiques, les organisations de la société civile se positionnent face au paradoxe entre le vide et l’étalement urbain. Elles ont conscience des problèmes qu’engendrent les délaissées urbaines - manque d’animation en centre-ville, perte de valeur patrimoniale et architecturale des bâtiments, sous-utilisation des espaces, dégradation du paysage urbain - mais surtout du potentiel qu’ils représentent. Ils sont une opportunité de remettre en jeu la construction de la ville, ses apports sociaux, culturels et artistiques. Face à l’enjeu de réduction de la vacance, nous verrons que les organisations de la société civile et les autorités publiques tenteront d’y répondre de façon différenciée, l’une favorisant la création de communautés auto-organisatrices et l’autre les outils fiscaux et la consultation citoyenne.

En effet, suite au bouleversement économiques et sociétal de 2008, le cadrage politique de la fabrique de la ville a commencé, dans une certaine mesure, à s'ouvrir aux habitant.e.s. La municipalité de Riga, qui s’ancre dans une tradition descendante des conceptions de politiques publiques urbaines, a lancé le projet Apkaimes (Quartiers) en 2009 pour encourager les résident.e.s à participer à des discussions publiques sur les plans de développement municipaux avant qu'ils ne soient conçus. Cependant, les habitant.e.s de Riga ne vont pas vraiment s’emparer de ce dispositif, la consultation citoyenne ne produisant aucun effet novateur sur la fabrique de la ville. Face à cette impasse, les chercheuses Viktorija Prilenska et Roode Liias mettent en lumière une question persistante : les espaces communs permettent-ils d’engager une participation citoyenne plus forte que les politiques publiques ? En parallèle, les autorités publiques mettent aussi en place des politiques timides pour réduire la vacance immobilière. L’outil le plus coercitif est la taxe foncière sur les bâtiments vacants, de l’ordre de 0,2 à 0,6% de la valeur cadastrale du bien en temps normal, qui peut s’élever 3% à si le cas d’une vacance est déclaré. Cependant, on voit aujourd’hui des tensions en interne qui ne facilitent pas les choses : les services de la ville veulent encourager la mutation des délaissés urbains par la mobilisation des communautés, alors que les élus défendent surtout un paradigme porté sur le développement économique de la ville et la politique de l’habitat. Ils affichent une volonté de créer une « Capitale compacte, attractive, agréable et plus humaine »[2]. Leur politique ne ressemble pas aux politiques de décroissance urbaines comme celle de Détroit où des partenariats publics-privés sont encouragés et des zones détruites au profit de la renaturation et de l’agriculture urbaine. Pour l’instant, la ville de Riga s'attelle à revitaliser le centre-ville et, depuis peu, à cartographier les délaissés urbains sur le site graustiriga.lv.

Cet outil public suit par ailleurs l’initiative lancée depuis plus de 10 ans par le mouvement Free Riga, qui avait lancé le projet de carte participative pour identifier les friches urbaines au sein de leur ville[3].

En effet, face aux délaissés urbains, les organisations de la société civile ont été les premières à agir. Depuis 2008, différents mouvements citoyens, comme l’organisation Totaldobže, précurseuse en matière d’occupation temporaire à Riga, occupent des bâtiments vacants de la capitale. Ses membres ont réactivé des lieux tels que la Maison de la Presse de Riga, l’ancienne Douane de Liepaja et la fameuse usine VEF, proposant des ateliers d’artistes à bas coûts, des événements et des concerts. Kaspars Lielgalvs, membre depuis ses prémices, souligne la difficulté à investir les bâtiments vides à Riga, pour des raisons techniques, thermiques, sécuritaires et financières puisqu’il ne reçoit aucune subvention depuis le début de leurs activités. C’est également le cas du projet culturel et social KKC (Kaņepes KulTūras CenTrs) qui a émergé en centre-ville peu après la crise économique. Ce projet, axé sur la musique et les événements culturels, existe encore. Il est financé en partie grâce à l’activité du bar, et reste le symbole de ce qu’on retrouve encore à Riga : des accords avec des propriétaires privés qui louent ou mettent à disposition les bâtiments sous conditions. Ces derniers l’ont bien compris, la vacance immobilière et l’usure sont intimement liées. Repousser les dépenses de rénovation a pour effet de faire croître les coûts, au risque, un jour, d’atteindre un point de non-retour. Pour eux, accepter l’investissement des lieux contre un service de maintenance et de rénovation du bâti représente un avantage. Dans ce contexte, les initiateurs du KKC et de Totaldobže, rejoints par bien d’autres, se sont lancés dans l’aventure de Free Riga. Cette initiative a été lancée sans plan d'action, sans modèle d'organisation ni de financement prédéterminé. Tout a commencé par la mise en place d’un festival, « Survival Kit », organisé par le Centre d’art contemporain Letton depuis 2009 pour pousser à la réflexion sur les changements de la société urbaine dans le contexte d’austérité. En 2013, au cours du festival Survival kit, les membres de ce qui sera alors Free Riga, collèrent des stickers « occupy me » durant une nuit sur la façade de nombreux bâtiments abandonnés de Riga. Peu après, l'organisation se présente sur internet sous le nom de Free Riga, suscitant un engouement populaire qui prend de l'ampleur avec la participation de Riga à la Capitale Européenne de la Culture en 2014. Leur intervention artistique évoluera en réel mouvement politique dénonçant le manque d’espaces de créations pour les artistes et artisans au sein de la ville.

Leur action s’est déployée jusqu’à aujourd’hui ; iels ont ouvert de nombreux lieux (Lksnas 26, Bruinieku 2, Viskali, Lastadija etc) en s’accordant sur le fait d’effectuer les travaux d'entretien et de rénovation en suivant un principe de frugalité, contre une mise à disposition gratuite des bâtiments. C’est ce qu’iels appellent la « property guardianship ». La durée d'un contrat dépend des besoins essentiels de rénovation et des préférences du propriétaire. Si un bâtiment a besoin d'une rénovation importante, la durée du contrat doit être suffisamment longue pour couvrir les travaux de rénovation, comme à Viskali où le contrat est fixé pour une durée de 25 ans. Les propriétaires bénéficient également d'une réduction d'impôt foncier, qui rentre dans le modèle économique de l’organisation. Par exemple, à Lastadija, le propriétaire paie une redevance sur la base de cette réduction d'impôt à Free Riga. Par ailleurs, ces derniers exercent peu de contrôle sur l’activité de Free Riga dans leurs bâtiments, et les autorités publiques encore moins. A Viskali, la plupart des occupant.e.s dorment sur place dans une chambre annexe ou dans leur atelier, malgré l’état du bâtiment. Cela serait compliqué à mettre en place en France au vu des procédures, des normes et des réglementations à respecter en matière de destination du bâti. Leur façon d’opérer leur laisse une grande part de liberté pour l’expérimentation. Cependant, le modèle économique de Free Riga est précaire puisque l’organisation n’a pas de sources de  financement permanentes mise à part les loyers payés par les occupant.e.s. Elle sollicite des subventions, principalement auprès de l'Union Européenne, ainsi que des parrainages pour des projets ou des événements spécifiques. Cela assure un équilibre budgétaire précaire, car il ne s'agit pas de subventions de fonctionnement. Cette situation se manifeste, par exemple, par des problèmes opérationnels et même des fermetures temporaires. À la fin de l'hiver 2014, le nombre d'activités a chuté de manière spectaculaire en raison de l'arrêt des systèmes de chauffage central aux occupations de la rue Lksnas 26 et de la rue Bruinieku 2[4].

Les organisations de la société civile ne sont pas totalement livrées à elles- mêmes puisqu’elles vont trouver une forme de légitimité et de reconnaissance par leurs paires au sein de mouvements européens comme Trans Europe Halles, rejoint par le KKC, ou STUN, rejoint par Free Riga. Les programmes européens comme BASICC (Building Alternative Skills to Implement Creativities and Commons) ou Refill (URBACT) ont pour objectif de construire un référentiel commun des espaces communs et de permettre aux organisations de monter en compétences sur les métiers développés dans leurs lieux. Free Riga, organisation peu professionnalisée, s’en inspire, parce que, malgré une action qui défend des valeurs de frugalité et de liberté d’expérimentation qui portent leur fruit, cela se fait aussi au prix de la fatigue de l’équipe. En termes de gouvernance, l’organisation est structurée en sous-groupes qui travaillent de manière autonome sur leur sujet, notamment sur le logement ou les relations publiques, puis les décisions stratégiques sont prises lors de réunions générales réunissant tous les groupes. Lastadija, projet de Free Riga.

Par ailleurs, l’action de Free Riga dépend d’un travail bénévole important : les résident.e.s collaborent à travers une économie contributive en s’engageant à consacrer 12 heures de travail bénévole pour le lieu. Les membres de Free Riga se questionnent d’ailleurs sur l’efficacité de ce contrat moral quant-à l’implication des occupant.e.s pour la communauté. Pour répondre à la question soulevée par les chercheuses Viktorija Prilenska et Roode Liias sur la capacité de mobilisation citoyenne des espaces communs par rapport aux projets municipaux, on observe une forte implication des résident.e.s et une forte participation bénévole des habitant.e.s. À Viskali, par exemple, les loyers ne sont pas particulièrement plus bas qu'en centre-ville, ce qui démontre une réelle volonté des occupant.e.s de vivre en communauté et de bénéficier des services proposés, témoignant ainsi de leur véritable affinité avec le projet.

Des freins importants au développement des espaces communs

Dans ce contexte, les organisations comme Free Riga souhaitent élargir leur action et gagner peu à peu la confiance des pouvoirs publics pour pouvoir légitimer leur approche et occuper des bâtiments qui leur appartiennent, comme « 10 et 25% des propriétaires de ces propriétés vides appartiennent à la municipalité ou l’État du foncier »[5]. Malgré des initiatives citoyennes florissantes, la récupération opérée par les investisseurs et la crispation des modes de pensées ne laissent pas la part belle aux communs. Comment faire commun dans un pays encore marqué par l’occupation soviétique ?

Premièrement, le développement des Espaces Communs fait face à une barrière culturelle. Après la période d’occupation, la société va épouser un libéralisme philosophique, politique et économique. Les « 10 glorieuses » vont offrir au peuple Letton la possibilité de jouir d’un nouvel eldorado matérialiste. Les aspirations de la population lettone changent et s’adaptent aux nouveaux moyens mis à disposition. La population est de nouveau libre dans sa pratique culturelle, artistique, tout en ayant accès à un marché libre du logement. Depuis le début des années 2000, le paradigme de la maison individuelle va se confirmer et se renforcer. Le rêve pavillonnaire a pour conséquence un développement urbain en forme de « beignet » et la population n’est pas désireuse de venir dans le centre, pour cause de qualité du bâti et d’espace. Même si la société Lettone ne peut pas être réduite à une société purement individualiste – notamment dans sa pratique des fêtes nationales et son engagement au sein de collectifs et associations diverses, la période soviétique a marqué les esprits concernant la mutualisation d’espaces de vie, notamment par le développement des appartements partagés pendant l’occupation : les « khrushchyovkas », qui évoque aujourd’hui l'insalubrité, l’autoritarisme et la pauvreté aux Letton.e.s. Les espaces communs ont une connotation négative pour la plupart des Letton.e.s, souvent assimilés au communisme. Alors, lorsque nous parlons de communs avec les habitant.e.s de Viskali, iels émettent des réserves, approchent cette notion avec plus de méfiance que les activistes français.

D’autre part, le contexte historique letton – de patrimonialisation et de privatisation - contraint les organisations dans leur action. Premièrement, suite à une politique urbaine stratégique de la ville de Riga, on compte 475 hectares classés Patrimoine Mondial de l’UNESCO, soit 5,13% de la surface de Riga. Des sanctions et des régulations sont mises en œuvre par le NCHB (National Cultural Heritage Board) qui induisent des délais dans les dossiers et un poids administratif conséquent, qui supposent une ingénierie interne formée sur ces enjeux. Ces facteurs rendent difficile l’occupation et la rénovation des bâtiments vides mais classés, dans le centre-ville. Puis, nous l’avons vu, dans un contexte néolibéral de post-privatisation, les organisations mobilisées doivent collaborer avec des propriétaires privés pour initier une démarche d'occupation temporaire. Ces accords sont souvent motivés par des stratégies immobilières d’investisseurs qui ne cachent pas leur objectif. En effet, les propriétaires peuvent inclure des clauses de « réputation » dans leur contrat pour contraindre les occupants à revaloriser leur bien. Ils peuvent aller plus loin, comme le groupe Vefvartals qui a fini par déloger l’organisation Totaldobže, lorsque cette dernière avait incontestablement augmenté la valeur symbolique et financière des usines VEF. Aujourd’hui, le groupe propose des espaces à la location au prix du marché, héberge des locaux d’entreprises, des salles de sports et des logements, dans un projet de quartier créatif lucratif. En ce qui concerne Free Riga, Mārcis Rubenis, membre depuis leurs débuts, pointe du doigt la récupération de la place Tallinn Street quarter, à la suite de leur occupation dans le cadre d’une convention de trois ans. Leur projet culturel au sein de cet espace qui regroupe 16 bâtiments formant un îlot de 4,000m2 dans le centre-ville, a été totalement récupéré par le propriétaire privé. Ce dernier a remplacé Free Riga par des commerces et des chaînes de bar et restaurants, en sauvegardant l’esthétique délabré et coloré instauré par les artistes.

Ce processus a un impact non négligeable en termes de gentrification de la capitale, déjà victime d’inégalités socio-spatiales. En effet, la période de privatisation a renforcé la corruption et les inégalités sociales en termes de revenus et d’accès au logement. Certains quartiers ont été gentrifiés tandis que d'autres ont été négligés par les investisseurs privés. Le pays est l’un des plus privatisés d’Europe avec 88% de parc privé en 2009, et pas moins de 96% de parc privé pour la ville de Riga en 2010. Le logement social représente 0,4% du parc immobilier national en 2012 d’après le rapport du CECODHAS (European Liaison Commitee for Social Housing), et les logements sociaux sont loués pour sur des périodes de 6 mois après lesquelles les habitant.e.s doivent re-justifier leur éligibilité. La gentrification est même prônée dans une certaine mesure par les services locaux d’urbanisme car ce phénomène engendre des dynamiques positives de rénovation du bâti par des investissements et revitalisation de certains quartiers, bien qu’il déplace les populations précaires et met en péril la cohésion sociale, l’identité culturelle et les liens de solidarités des communautés locales.

Face à ces phénomènes, on ne retrouve pas pour autant un discours axé sur la politique d’accès au logement chez les organismes de l’urbanisme transitoire à Riga. Par rapport à la France où la notion de « social » englobe une volonté de réduire les inégalités et l’accueil inconditionnel des personnes en situation de grande précarité, les « social project » des organisations étudiées se concentrent davantage sur la notion de communauté. Cela prend son sens dans un pays en quête d’identité propre après des années d’occupations. Toutefois, il est légitime de se demander dans quelle mesure leurs projets reflètent une volonté d'inclusivité et de représentativité de la diversité sociale, ethnique et générationnelle. Leur positionnement politique ne s’inscrit pas dans la même tradition d’Etat social fort qu’en France, mais se heurte au même problème de sacralisation de la propriété privée. Les initiatives citoyennes auto-organisées se concentrent davantage sur les enjeux d'écologie urbaine, de « community organizing » et d'accès aux espaces de création, mais perdent parfois de vue un certain ancrage territorial.

Pour conclure, les bâtiments délaissés à Riga sont le fruit d’une histoire lourde ayant profondément influencé sa morphologie urbaine : l'industrialisation de la période soviétique, les flous de propriété liés aux changements de régime, la privatisation accompagnée de l'étalement urbain, ainsi le déclin démographique aggravé par la crise économique. Les organisations de la société civile n'ont pas attendu l'intervention des autorités publiques pour réactiver les bâtiments vacants et s'auto-organiser après les bouleversements de 2008.

Cependant, aujourd'hui, leurs initiatives sont récupérées tant par les investisseurs privés que par les municipalités. Ces initiatives citoyennes font face à des phénomènes complexes et porteurs de paradoxes. En effet, la privatisation a favorisé une forme de liberté d’initiative privée, mais a aggravé le phénomène de vide, désengagé l’action publique et favorisé les formes de récupération lucrative. L'entrée dans l'Union européenne suit également des logiques contradictoires. D'une part, elle véhicule des valeurs néolibérales avec un effet d'inertie, favorisant le départ d'une partie de la population lettone et l'arrivée de jeunes Erasmus contribuant à la gentrification. D'autre part, elle permet le développement d'espaces communs grâce aux subventions européennes et aux projets d'échanges d'expertise comme le projet BAASIC dans lequel prend place la mobilité qui a permis l’écriture de cet article. Dans un contexte de recherche d'identité lettone, les délaissés urbains offrent une opportunité d'ensemencer les imaginaires, au sens de Rob Hopkins, qui affirme que les communautés locales peuvent transformer les mentalités grâce à des imaginaires positifs. Mais, dans leur volonté d'élargir leur action, les organisations de la société civile ne doivent pas perdre le cap d’une politique culturelle et sociale forte pour promouvoir des mutations écologiques et sociales résilientes.

Le diplôme universitaire Espaces Communs était à Riga pour appréhender les enjeux de la fabrique urbaine de la capitale Lettone au prisme de l’occupation transitoire de bâtiments jusqu’alors abandonné. Cet article est le fruit d’un travail collaboratif entre l’équipe pédagogique du diplôme universitaire, Elsa Buet et Arnaud Idelon, les étudiant.e.s et alumni qui ont participé à cette session immersive avec le collectif Free Riga, et est signé Rosalie Moreau.


[1] Maxime Sebileau, « Riga, capitale délaissée ? Une ville à la frontière entre un lourd passé et un nouveau mode de vie », Architecture, aménagement de l’espace ENSA Nantes, 2017

[2] Maxime Sebileau, « Riga, capitale délaissée ? Une ville à la frontière entre un lourd passé et un nouveau mode de vie », Architecture, aménagement de l’espace ENSA Nantes, 2017

[3] Linda Murāne, Marija Katrīna Dambe, Mārcis Rubenis, “Context of Latvia, Vacancy, Commons and Free Riga” , 2024

[4]Viktorija Prilenska, Roode Liias, “Challenges of recent participatory urban design practices in Riga” ,Tallinn University of Technology, Ehitajate Tee, Estonia, 2015

[5] Maxime Sebileau, « Riga, capitale délaissée ? Une ville à la frontière entre un lourd passé et un nouveau mode de vie », Architecture, aménagement de l’espace ENSA Nantes, 2017  

Références :

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