Avec les organisations et les territoires sentinelles

Avec les organisations et les territoires sentinelles
#87 Emmanuel Bonnet · Avec les territoires et les organisations sentinelles
Listen to this episode from dixit.net on Spotify. 🌨️ Où est la neige chez vous ? Toutes nos organisations sont des stations de sports d’hiver de moyenne montagne. Collectivités, aménageurs, bailleurs sociaux, promoteurs, agences d’architecture, bureaux d’études… nous avons tous notre propre or blan…

Sylvain GRISOT > Emmanuel Bonnet, bonjour. Tu es enseignant-chercheur à l’ESC Clermont Business School, et membre du laboratoire CleRMa. Cela fait longtemps que j'ai envie d'échanger avec toi sur un sujet un peu particulier et de comprendre les leçons plus générales qu’on peut en tirer. Il y a la montagne, la neige, le ski évidemment, et un climat bouleversé. La neige pose des questions existentielles. Comment continue-t-on à vivre quand un territoire est complètement organisé autour d'une activité sportive liée à la neige qui, parfois, n'est pas là ? Tu travailles sur ce sujet depuis quelques années. Pourrais-tu nous en parler davantage ?

Emmanuel BONNET > J'ai effectivement découvert ce terrain il y a un peu plus de deux ans. Il s'agit à la fois d'un terrain d'enquête et d'un terrain pédagogique. Comme beaucoup de gens, je suis conscient de ce qui se passe en montagne. Chaque jour, il y a de nombreux articles qui paraissent sur le changement climatique et la disparition de la neige, avec un ensemble de diagnostics factuels sur ce qui se passe en montagne, que ce soit en hiver ou en été. Je suis de Clermont-Ferrand, le massif du Sancy est proche de chez moi. Dans le cadre du Master « stratégie et design pour l'anthropocène », nous organisons tous les ans, un séjour d'étude de trois jours dans ces territoires, sans préparation intensive, car nous voulions expérimenter et découvrir ces territoires sous un angle ethnographique. Nous voulions aller à la rencontre des personnes, des lieux et de l'atmosphère avec les étudiants pour mener une enquête. Le premier thème de notre enquête, lors du premier séjour, était : "Attractivité et habitabilité". Nous n'avons pas défini volontairement ce que voulaient dire ces termes, mais nous avons essayé de repérer là où l'attractivité se joue, là où elle ne se joue plus, là où l'habitabilité se joue, là où elle ne se joue plus et où elle peut se jouer autrement.

Les étudiants sont ressortis transformés et heureux de ces rencontres avec les territoires, où il se passe des choses qui sont pourtant difficiles à vivre. Nous avons essayé de comprendre les affects et les attachements des personnes concernées. Nous avons vraiment voulu rencontrer des habitants et des acteurs professionnels de la montagne qui sont directement concernés et affectés par ce qu'il s’y passe.

J'ai enquêté sur une commune et une station de ski qui s'appellent Chastreix et Chastreix-Sancy, mais aussi sur la réserve naturelle, les habitants et les socioprofessionnels liés au ski. J'ai conduit cette enquête de manière un peu curieuse, car je n'ai rien enregistré la première année. Je ne collectais pas de données, je suis juste allé à la rencontre des personnes et j'ai discuté avec elles. Au bout d'un an, j'ai commencé à enregistrer et à collecter des données. C'est sur un temps long que j'essaie de vivre cette expérience, car pour moi, c'est quelque chose qui va bien au-delà de la production de connaissance académique. C’est plutôt un partage ethnographique de ce que vivent les gens et comment vivre avec eux, avec ces personnes qui sont concernées par ces questions.

Ce n'est pas seulement un territoire géographique ou une situation problématique, mais une situation vécue et l'envie de la partager, avec ceux qui la vivent, mais aussi avec ceux qui n'appartiennent pas aux territoires et qui s'intéressent à cette thématique de l'absence de neige.

Nous ne cherchons pas à résoudre un problème. Ce que nous voulions éviter, c'était de dire : "Il y a un problème, c'est la disparition de la neige, et grâce à nos enquêtes, nous allons vous apporter une solution." Il y a une attitude de résolution de problème qui est très présente aujourd'hui dans les territoires, dans les collectivités territoriales, mais aussi dans les organisations et chez un tas d'acteurs qui accompagnent. A l'issue du diagnostic, ils apportent généralement une solution unique. C'est une sorte de futur unique qui s'impose, suite au diagnostic généralement rapide, qui ne prend pas deux ans, mais plutôt trois jours. Et pour finalement imposer une solution qui était déjà là, celle qui avait été décidée bien en amont et indépendamment des acteurs concernés.

J'y vois un enjeu de la rencontre, mais qui n'est pas simplement une rencontre phénoménologique ou expérientielle. C'est aussi pour essayer de se mettre au niveau de leurs préoccupations existentielles, de voir la diversité et la conflictualité qu'il peut y avoir entre les différentes perceptions d'un même phénomène. Tout le monde ne perçoit pas le phénomène de la disparition de la neige de la même manière.

Est-ce que, d’abord, vous avez trouvé le problème ? Comment est qualifié le problème ? A la fois de façon objective, pour autant que ce soit possible, mais aussi tel que c'est vécu, tel que tu as pu finalement l'entendre dans la bouche de ceux qui le vivent au quotidien.

Le vrai problème ne serait-il pas plutôt le trouble et la manière dont les personnes sont affectées par ce qui arrive ? Démarrer par l’affect pourrait faire émerger la question des attachements, qui est abordée dans notre ouvrage avec Diego Landivar et Alexandre Monnin. L’attachement n’est pas une simple dépendance objective que l’on peut clairement énoncer. C’est ce qui fait que, pour une personne, la disparition de la neige peut être un affect très douloureux. Il ne s’agit pas simplement d’un problème, mais plutôt de comprendre la manière dont les gens sont affectés. On n’en parle pas assez dans les diagnostics relatifs à la transition des activités touristiques en montagne. Comprendre la manière dont les gens sont affectés par la disparition de la neige peut être totalement différente d’une personne à l’autre. Cette dimension de l’affect est extrêmement importante en termes de point de départ et d’enquête.

Le problème c’est plutôt un ensemble de questions. Il y a un peu cette idée préconçue que chaque problème amène automatiquement une solution. Cependant, il y a des problèmes épineux qui n’ont pas de solution, ou pour lesquels dès qu’on leur trouve une solution, de nouveaux problèmes surgissent. Aujourd’hui, il y a une multiplication de ces problèmes épineux autour notamment du changement climatique. Comment les « attraper », les situer et les faire atterrir dans des territoires ? La question des affects, des attachements et de la rencontre des personnes est absolument essentielle dans ce processus. Il ne s’agit pas de les occulter. Nous sommes loin d’avoir simplement un tableau Excel qui ne tourne plus parce que faute de neige, on n’a pas les rentrées d’argent. Nous sommes face à une société qui change et des individus qui vivent cela différemment. Comment comprendre cela et passer d’une relation individuelle à une forme de dialogue collectif ? Cela nécessite du temps et de l’écoute ainsi que des méthodes ethnographiques.

J'assume d’ailleurs complètement les affinités créées avec ces personnes. Moi aussi je suis affecté, moi aussi je me sens proche des personnes que j'ai rencontrées. L'idée, c'est de travailler autrement que ne le ferait par exemple un consultant. Nous avons mis en place un certain nombre de dispositifs et d'ateliers avec les étudiants. L'enjeu est de créer un collectif, une communauté d’enquête à partir des troubles identifiés. Je crois que ce relais est fondamental et qu'il passe par la communauté. Nous ne sommes pas les experts qui allons apporter la solution, il y a d'autres personnes qui le font, comme les consultants en montagne ou les collectivités territoriales. Mais il y a un enjeu démocratique, c'est-à-dire que c'est le collectif concerné doit s'auto-organiser autour de cette préoccupation et envisager ses futurs plutôt que d'être dans une recherche de solution ou de réponse que nous pourrions leur apporter.

La réponse vient d’ici et des personnes impliquées, attachées et préoccupées. C'est auto-organisé, certes, mais tu es quand même là. Quel est ce rôle qui ne vient pas remplacer leur parole, qui ne vient pas traduire, mais qui est dans le collectif ?

Je ne me suis jamais posé cette question… Il y a une accumulation d'enjeux et de pression autour des solutions. C'est presque une injonction, ils doivent trouver une solution, ils doivent cocher la bonne case pour avoir une subvention. Souvent, face à cette pression, il peut être extrêmement compliqué de retrouver le désir de faire les choses par soi-même et de penser par soi-même.

Peut-être que notre rôle est de leur rappeler cela. Une injonction extrêmement connue aujourd'hui dans ces territoires, et ce n'est pas que dans le Sancy, c'est l'injonction à la diversification de l'offre touristique, le quatre saisons. Beaucoup de collectivités territoriales sont alignées politiquement à cette injonction. Il y a un risque pour ces collectifs de ne pas envisager autrement cette injonction, c'est-à-dire d'aller voir d'autres possibles, d'autres futurs que les futurs qui tendent à s'imposer aujourd'hui. Il n'y a rien de plus stressant que de se dire qu’il y a un futur unique, la diversification, et qu’il faut s’organiser, innover, pour répondre à cette injonction.

Il y a un futur générique, extérieur, qui représente la solution pour la moyenne montagne et dont on entend beaucoup parler. Ce futur est unique. Finalement, vous vous équipez pour prendre le temps et/ou la liberté de réfléchir. L'idée sous-jacente est d'explorer des possibles ou des probables, et pas nécessairement de faire un choix. Malheureusement, il y a souvent un scénario volontariste. Il est connu et repose sur des hypothèses que plus personne ne remet en question. Nous avons alors des planifications structurées sur des hypothèses qui ne se réalisent jamais. Et nous sommes surpris parce que le futur qui advient n'est pas celui que nous avions choisi confortablement lors de la dernière réunion. Comment faire ? Comment sortir de ce piège, de cette habitude ?

C'est assez proche d'un concept sur lequel je travaille depuis quelque temps, qui est la notion de projection. Nous partons de l'idée que la projection est imposée par ce futur unique, via des grands récits que nous connaissons bien, comme l'innovation, qui nous impose une sorte de futur. Nous disons qu'il est désirable, inconnu, mais désirable. Il y a pas mal de travaux autour, notamment d'une équipe de l'école des mines, qui pose cette injonction à l'innovation intensive. Il y a d'autres récits, comme le récit de la transition écologique aussi, qui a l'impératif de tout concilier. D'une certaine manière, c'est un futur très rassurant sur le papier, parce qu’on se dit que tout va bien se passer. C'est ce qu'on voyait déjà avec le développement durable.

Cet horizon conciliateur qui s'imposerait à nous, pour moi, il faut le “déprojeter” pour se tenir au niveau des situations. Qu'en est-il des personnes qui se trouvent là, parfois désorientées ? Aujourd'hui, il y a une visibilité spectaculaire qui s'impose à nous, mais qui prend le sens d'un récit, d'une projection. Je crois qu'il y a des choses qui ont été totalement invisibilisées et marginalisées, et auxquelles il va falloir faire attention. C'est là où se joue, à mon avis, parfois dans des détails, dans des choses mineures, des enjeux extrêmement importants, pour pluraliser le futur qui voulait tout englober. Le but est de vraiment faire émerger des possibilités, mais qui ne sont pas réductibles à un projet à réaliser, et qui vont s'imposer à tous.

Pour autant, il faut agir, il faut avancer. Peut-être que ne pas agir est une forme d'action ou de choix. Pourrais tu nous donner des exemples d'éléments discrets que nous n'avons pas voulu voir, en retournant sur les terrains de la moyenne montagne ?

Il y a une question importante, qui était notre point de départ au début de l'enquête, qui était de savoir s'il fallait composer une logique d'attractivité avec une logique d'habitabilité. Souvent, l'habitabilité a été pensée sur le modèle de l'attractivité, c'est-à-dire que pour être habitable, un territoire doit être attractif. C'est un récit qui a été analysé un certain nombre de fois. Mais cela veut dire quoi “habiter” ?

Les personnes qui habitent, les êtres qui composent à un moment donné un territoire, ne sont pas forcément les mêmes personnes qui ont décidé des critères d'habitabilité. Un territoire est singulier, ce n'est pas quelque chose qui doit se répéter partout, c'est quelque chose qui est assez unique, et qui ne peut pas exister d'une autre manière. Félix Guattari parlait de “territoire existentiel”. Il est essentiel de remettre en discussion cette notion, parce que la singularité des territoires est totalement menacée. Ce qui existe à tel endroit ne peut exister qu'à cet endroit, c'est-à-dire qu'on ne va pas vivre une expérience générique.

Ce qui se passe à Chastreix va être très différent de ce qui se passe à 17 km ou de ce qui se passe à 500 ou à 800 km, dans d'autres massifs. Un retour à la singularité n'est pas un retour au local, mais il y a une singularité de l'expérience à partir de laquelle il va falloir se poser des questions. Par exemple à Chastreix, on ne peut pas dire que c'est une carte postale avec uniquement une station de ski. On va trouver beaucoup d'élevage, et on ne peut pas passer deux jours à Chastreix sans entendre parler du fromage. Il y a une fierté liée à la production de fromage de Saint-Nectaire, que je recommande au passage.

Alors, il y a une entité, le Saint-Nectaire, qu'est-ce qu'on en fait ? Comment cela coexiste plus ou moins difficilement avec d'autres activités ? Une question assez épineuse qui est connectée à la question de la ressource en eau. Cela peut être lié au fait qu'il peut y avoir un stress hydrique à tel ou tel moment, et on peut imaginer que les trajectoires ne vont pas aller vers plus de ressource en eau. Ce futur, non seulement il n'est pas unique, il est pluriel, mais il est aussi profondément singulier. Qu’est-ce que cette singularité m’apprend des attachements ? Que peut faire un collectif lorsqu’il est à nouveau en capacité de réfléchir par lui-même, d'avancer sur la façon dont il a déterminé le problème et non pas sur un problème qui vient de l'extérieur générique ? Il y a différentes manières de répondre que par oui ou non. Et c'est sans doute dans cette finesse qu'on va trouver des choses qui ne sont pas simplement à maintenir ou à renoncer. Je pense qu'il y a des intermédiaires intéressants.

Dès qu'on gratte, dès qu'on s'immerge, dès qu'on vit et qu'on partage, les questions deviennent toujours plus compliquées. Les solutions évidentes ne sont jamais les bonnes. C'est peut-être bon signe quand la zone grise s'épaissit.

Je voudrais qu'on fasse un arrêt là-dessus, car cela me semble vraiment important. Il n'y a pas un futur, et s'il n'y en avait qu'un, il n'aurait pas vocation à être imposé par d'autres. C'est la singularité dont tu parles. Nous n'avons plus de solution générique. Pourtant, la solution générique a une vraie vertu, elle peut s'industrialiser et être portée par d'autres. Nous pouvons l’acheter sur une étagère, que ce soit dans par un grand groupe de consultants ou chez un vendeur de matériaux.

Pourtant, il est nécessaire de prendre le temps et de forger des futurs complexes. Nous avons appliqué l'attractivité touristique ou métropolitaine à toutes les sauces et chaque métropole a imité l'autre. La ville moyenne a également tenté d'imiter la métropole dans ses politiques d'attractivité, avec des réussites très relatives. Qu'est-ce qui fait qu’aujourd'hui nous sommes obligés de changer de méthode pour trouver une voix pour chaque territoire, chaque organisation ou chaque personne ?

Je travaille avec mon collègue Diego Landivar sur la notion de “sentinelle”. Nous l’explorons à l'échelle des territoires et des organisations. Prenons l'exemple d'une station de ski : c'est à la fois une organisation et un territoire. Mais peut-on qualifier cette organisation de “citadelle” ? C'est-à-dire quelque chose qui va essayer de se défendre, de gérer ses ressources et son activité socio-économique, avec un futur unique et une attitude défensive par rapport aux agressions extérieures. La sentinelle, quant à elle, fonctionne différemment. Elle est dans le trouble et met en place un dispositif pour rendre cela tangible et communicable pour d'autres. Elle est aux avant-postes de cette discontinuité écologique et va essayer de répondre de cette situation. Cette réponse est singulière.

Il y a trois réponses possibles : celle de la citadelle, qui veut maintenir un modèle économique hérité ; celle de la sentinelle, qui va devoir réinventer son rapport au monde et à son milieu ; et celle de la transition, qui veut tout concilier. La sentinelle est quelque chose qui a été minorée jusqu'à maintenant et qui peut être intéressante en termes de situation analogue. Ce qui se passe en montagne peut être une source d'apprentissage pour ce qui se passe ailleurs. Le modèle intermédiaire de la transition consiste à vouloir adapter et adopter de nouvelles pratiques sans abandonner les anciennes, mais il faudra accepter qu'il y ait des renoncements. Un territoire sentinelle prend conscience des changements du milieu et des impacts que cela a sur ses modes de vie. La sentinelle sonne l'alerte et il faut qu'elle soit écoutée.

Mais comment ça se passe localement et comment est-ce qu’on arrive à être entendu ? Le mur semble lointain pour les décideurs, ce ne serait pas encore le moment de prendre des virages.

Je ne suis pas très à l’aise avec la notion d’alerte, parce que, au-delà du caractère anxiogène, c’est lié à la dimension d’urgence. Il va falloir agir, c’est ce qu’on nous dit aussi tout le temps, il ne nous reste plus que deux ans, allez vite, on y va, allez les subventions… !

Il va falloir peut-être appréhender cette alerte différemment. Par exemple, il y a une station, dans le Haut Doubs, dans le Jura, dont on parle beaucoup en ce moment, qui est Métabief. En 2015-2016, ils se sont rendus compte qu’ils ne pouvaient pas garantir la viabilité du ski alpin dans les 10 prochaines années. Il y a eu tout un travail autour de la construction de la preuve, pour rendre ces éléments tangibles à des collectivités territoriales qui ne sont pas forcément favorables au renoncement du ski alpin. C’est une généralité, mais on peut imaginer que ce n’est pas forcément un accueil favorable. Olivier Erard, le directeur de la station, a travaillé pour sortir de la logique d’opposabilité. C’est ensemble qu’il va falloir se mettre autour de ce dossier et d’avancer. Le renoncement a finalement été acté. Et ce n’est pas du tout négatif, mais souvent les gens ne retiennent pas la dimension d’ouverture attentionnelle sur des choses invisibles. C’est faire attention à des choses qu’on ne voyait pas.

Le renoncement, ce n’est pas forcément quelque chose de violent, ce n’est pas forcément une privation. C’est plutôt l’élaboration de futurs qui ne sont pas un futur unique, qui n’est pas simplement de trouver la bonne solution aux problèmes. Je pense beaucoup à ce que dit Alexandre Monnin à cet égard : il va falloir le repolitiser le renoncement, mais aussi le réaffecter, c’est-à-dire de retrouver une pluralité là où justement elle tend à disparaître.

Et cela devient un processus, ce n’est pas instantané, ce n’est pas une rupture. Cela permet également de construire et de créer quelque chose de nouveau. C'est un moyen et non une fin en soi.

Nous avons parlé des territoires sentinelles, et il y en a beaucoup, notamment sur les littoraux. Cependant, l'horizon temporel, le moment où il faudra abandonner la maison, n'est pas fixé. Ce délai se situe entre demain et dans 50 ans, ce qui rend difficile pour les pouvoirs publics d'agir, mais aussi de partager leurs sentiments de crise. Cet été, nous avons connu une pénurie d'eau potable dans un certain nombre de territoires, remettant en cause des projets urbains liés à la croissance de la population. Quel sens peut-on donner à l'extension de la ville si on n'est pas capable de donner à boire à ses futurs habitants ? Le territoire sentinelle de la moyenne montagne peut certainement apprendre à d'autres.

Tu as aussi parlé d’organisations sentinelles. Comment ces situations géographiques bien marquées peuvent-elles être traduites dans les faits et dans les organisations ?

J’ai utilisé cette intuition en cours en disant : "Imaginez que toutes les organisations dans l'anthropocène sont des stations de ski." En sciences de gestion de manière générale, on n'arrête pas d'utiliser des métaphores pour parler d'organisations. Une organisation, c'est un organisme vivant par exemple ou une machine. Une organisation, ce n'est pas simplement un groupe social, c'est une culture, ce sont des valeurs culturelles. Si je devais vraiment trouver une image pour parler d'organisation dans l'anthropocène, ce serait la station de ski. C'est une situation analogue, et c'est une question que je pose régulièrement à des manageurs ou à des top manageurs : où est la neige chez vous ? Le problème des stations de ski est liés à l'indisponibilité et à la discontinuité. Souvent, ils voient très bien où est la neige dans leur organisation. L'analogie fonctionne bien. Peut-être qu'il y a plusieurs neiges, mais l’important est de comprendre sur quoi l’entreprise repose en termes de modèle économique, qui est fragilisé par une indisponibilité.

Je pense beaucoup aux travaux d'Hartmut Rosa, où il reprend le mythe de la ressource disponible qui a été totalement construit par la modernité. Aujourd'hui, dans une organisation capitaliste lambda, ce n'est pas problématique, c'est quelque chose qui a été totalement naturalisé, la nature est un ensemble de ressources. Dans une posture sentinelle, non seulement la neige n’est pas une ressource, mais elle ne l'a jamais été. Cela veut dire qu'il va falloir créer d'autres liens et utiliser d'autres mots pour les désigner.

D'une part, il y a une indisponibilité de la ressource considérée à risque, mais d'autre part, une incertitude plane sur cette indisponibilité. Nous sommes donc confrontés à des éléments saillants pour les organisations. Des ressources considérées comme évidentes et abondantes peuvent disparaître brutalement, devenant ainsi des ressources incertaines. Peut-être que l’or blanc, la neige, va continuer, peut-être pas. Ou peut-être de manière intermittente. Tout cela remet en cause l'organisation. Il est question de ressources naturelles, mais également de risques liés au réchauffement climatique, de perturbations de grands fondamentaux de l'anthropocène, tels que les flux logistiques ou encore la ressource humaine, qui paraissent aujourd'hui instables et en perpétuelle évolution. La question est donc : Comment s'organiser pour réagir si telle ou telle chose advient ? En quoi cela questionne-t-il nos organisations aujourd'hui ? Qu'apprend-on des territoires sentinelles pour avancer sur ce sujet ?

Il y a un enjeu stratégique extrêmement fort. Mais la stratégie, nous l'avons dit, ce n'est pas celle de la citadelle, ce n'est pas celle de la transition, mais vraiment celle de la redirection écologique. Comment faire atterrir ? Avec qui ? Qu'est-ce qu'on va maintenir ? Qui sont les communautés locales, qui sont aussi les communautés d'enquête, qui s'alertent ? Je pense que la stratégie pourrait être totalement repensée au regard de ce qu'on appelle l'héritage. Il faut absolument garder, à mon avis, cette perspective de l'héritage et de ne pas snober simplement des organisations qui vont être dépendantes de leurs modèles économiques, même s'ils sont obsolètes. Même si ils entretiennent ce que Tony Fry appelle la “défuturation”. Ce n'est pas en claquant des doigts que tout cela peut changer.

Beaucoup de consultants écrivent des livres sur le futur de l'organisation et sur le changement d'imaginaire : “nous nous sommes trompés d'imaginaire, nous nous sommes trompés de récit…” Je ne veux pas m'inscrire là-dedans. Je veux m'inscrire dans cette dépendance, cette difficulté, ces troubles et cette interrogation. Cela devient intéressant à partir du moment où ce n'est plus un futur unique qui s'impose. Je crois énormément à l'importance des images, à l'importance des mots. Par exemple, ce serait intéressant de dire qu’on ne peut plus assumer le concept de ressource.

Il faut aussi assumer une stratégie de renoncement. Mais le renoncement comme ouverture. J'ai écrit sur l'épuisement du possible, parce que je pense que la confrontation avec ce qui ne peut plus être possible, ce que l'on ne peut plus maintenir, ouvre une question de nouveau possible, d'invention de possibilité de vie. Je m'appuie beaucoup sur le philosophe Gilles Deleuze qui dit : "Le possible ne préexiste jamais". Il n'y a pas de possible qui est déjà là, le possible il faut le créer. Nos conditions d'existence sont profondément affectées. Si la stratégie des organisations ne prend pas conscience que les conditions d'existence des organisations et des êtres qui peuplent cette organisation sont profondément affectés, troublés par ce qui arrive, cela ne marchera jamais. On va retomber dans le mythe de l'organisation ou de la stratégie invincible de la citadelle.

La redirection, c’est renoncer. Je ne dis pas qu'on arrive avec une solution, mais il va falloir travailler avec les communautés concernées, avec les organisations, et non pas contre les organisations. Je tiens vraiment à le préciser, parce qu’on nous dit parfois qu’on est contre les organisations. Non, on dit exactement le contraire. Notre écologie s'appuie sur la prise en compte d'infrastructures et d'outils de gestion. Notre écologie est peuplée de cela. Il n'y a pas que des chats sauvages ou des loups, il y a aussi des outils de gestion et des dépendances. Je pense que le renoncement se construit de façon démocratique, c'est-à-dire située. Le collectif ou des collectifs qui peuplent ces organisations peuvent retrouver une capacité à élaborer des enquêtes. Je pense que c'est très important.

Assumer l'héritage, acter et organiser les renoncements comme des choix. Mais garder les futurs ouverts et se trouver des futurs propres, dans des démarches situées. C'est aussi engager un dialogue entre ces territoires et ces organisations sentinelles. Partager sans doute plus des doutes que des certitudes, mais cheminer ensemble. On voit bien qu'il y a du boulot. Tu t'y es mis, c'est un travail pédagogique et un travail de recherche. On a bien compris que c'était aussi une forme d'engagement : comment en es-tu venu là ?

Cela vient de ma pratique d'enseignant-chercheur dans une école de commerce. Je travaille sur cette question avec une collègue d'HEC Montréal, Chantale Mailhot, avec qui on essaie de réfléchir sur d'autres manières de “faire science” dans l’anthropocène pour citer Isabelle Stengers.

Je crois que je ne pouvais plus tenir une manière, extrêmement stéréotypée de conduire des recherches, prédatrice par rapport aux données. On va collecter des données, on va interpréter, on va écrire, rédiger rapidement, on va faire un article. On va l'envoyer dans une revue, et puis après on quitte le terrain et on leur dit au revoir, et surtout on ne va pas les revoir, on n'habite pas avec eux, on n'a pas partagé un trouble commun. On ne faisait pas communauté finalement avec le territoire que du reste on n'habitait pas non plus. Il y a cette sorte d'objectivation de la donnée que l'on veut absolument interpréter pour apporter des réponses scientifiques qui me pose un problème.

Je pense que mon engagement est lié initialement à une volonté de travailler autrement. Ce n'est pas une « schème instrumental », c'est aussi un « schème vital », dit John Dewey. C'est-à-dire que tu ne peux pas faire d'enquête si tu n'es pas relié vitalement, si tu ne vois pas un enjeu qui te préoccupe existentiellement. Je pense à une dizaine de managers de chez Michelin qu'on avait invités dans le cadre d'un programme à participer à cette enquête à Chastreix, toujours en travaillant sur cette analogie "Où est la neige chez vous ?". Cela permet simplement de retrouver un lien vital et existentiel avec ce qui nous entoure. Et ça, je pense qu'on a tendance à l'oublier. J'avais un grand besoin personnel, non pas d'apparaître comme le plus malin et d'innover en matière de recherche, mais tout simplement d'être lié existentiellement à ce qui se passe et que ce ne sont pas simplement des objets de recherche.

Merci pour ce partage. Nous allons avancer sur ces sujets, nous avons déjà posé quelques briques, et ce sont de belles briques. Pardonnez moi la métaphore avec un matériau dont l'obsolescence est très claire en cette époque de l'anthropocène. Aurais tu un ou deux conseils de lecture à donner à nos auditeurs ?

Oui, un ouvrage que j'ai déjà cité, et que je recommande de lire en entier : Rendre le monde indisponible, d'Hartmut Rosa. En particulier, il y a une introduction qu'il a faite qui s'appelle "De la neige", et qui exprime beaucoup mieux ce que j'essayais de dire. Sachez que cette introduction est disponible sur le site de l'éditeur. Je recommande également le livre de Jérôme Denis et David Pontille, Le soin des choses : politique de la maintenance, qui est un livre absolument remarquable sur un point que nous avons également évoqué ensemble : comment se soucier des choses qu'on ne voit pas. Ils font une distinction entre chose et objet, et expliquent que tout ce qui est visible, tout ce qui est déjà là, est un objet, alors que les choses qui sont importantes sont celles dont nous avons tendance à négliger la présence. C'est un livre sur la maintenance, les mainteneurs et les mainteneuses. Jérôme Denis et David Pontille donnent quelques pistes très intéressantes pour se situer au niveau des préoccupations et des attachements.

Propos recueillis par Sylvain Grisot en février 2023.

Pour aller plus loin :

Read more